LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE CROATE

 

 

Ivo Vojnović

1857 – 1929

 

 

 

 

 

PROLOGUE D’UN DRAME NON ÉCRIT

CINQ VISIONS

 (Prolog nenapisane drame)

 

 

 

1929

 

 

 

 

 


Traduction de Philéas Lebesgue, parue dans le Mercure de France, n° 51 & 52, 1929.


Ce texte est publié avec l’accord de la Société des amis de Philéas Lebesgue ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.

 

 

 

 

TABLE

PERSONNAGES

PREMIÈRE VISION

DEUXIÈME VISION

TROISIÈME VISION

QUATRIÈME VISION

CINQUIÈME VISION

 

 

 

 

 

 

 

PERSONNAGES

 

De la première Vision :

Le Poète, « Moi ».

Toi, « son second Moi ».

L’Inconnue.

 

De la deuxième Vision :

L’Auteur-poète, « Moi ». (Charles Radziwill).

L’Inconnue (Elisabeth Tarakanova).[1]

L’Homme.

Une Femme du peuple.

La petite Fille.

Catherine, la sans-cervelle.

La troupe de cinéma.

L’Amiral Orloff, « Toi ».

Quatre athlètes russes.

Dames, Cavaliers, Public, etc., etc., etc.

 

De la troisième Vision :

L’Auteur-poète, « Moi ».

La troupe de cinéma.

Le régisseur.

Le peintre.

Le photographe.

Le metteur en scène.

Ouvriers, etc.

L’Amiral Orloff.

Elisabeth Tarakanova.

1er Sous-lieutenant.

2e Sous-lieutenant.

3e Sous-lieutenant.

État-Major : 10 Sous-lieutenants.

Marins, etc., etc.

 

De la quatrième Vision :

L’Auteur-poète, « Moi ».

Elisabeth Tarakanova.

Catherine, la sans-cervelle.

 

De la cinquième Vision :

Le Poète, « Moi ».

Toi, « son second Moi ».

La petite Fille.

Une nonne.

 

 

L’action de la 1re et de la 5e vision se déroule dans le studio du Poète, celle des 2e, 3e et 4e visions dans le jardin et sur la terrasse des ruines du palais Scoccibucco à Raguse.

L’époque : celle qui vous plaira.

 

 

PREMIÈRE VISION

 

Le rideau se lève lentement et laisse voir une pièce meublée avec une austère élégance. C’est le cabinet de travail de l’écrivain « Moi ». Porte au fond. Une autre à gauche. Balcon à droite. Le soleil se couche et l’ombre envahit peu à peu le refuge du Poète.

 

moi

Le personnage est assis à sa table de travail. Au moment où le rideau est tout à fait levé, il pose la plume avec une fatigue visible et tourne la tête vers la lumière, qui s’affaiblit en reflets rougeâtres, de moins en moins vibrants. L’écrivain n’est ni vieux ni jeune. Chevelure épaisse et grisonnante. Il a interrompu son travail, mais ne juge pas encore opportun d’allumer la lampe ; c’est pourquoi il se lève et s’approche du balcon. Immobile. il regarde s’éteindre les dernières pourpres du crépuscule. À l’improviste, sans que personne ait ouvert la porte, surgit à son côté

 

toi

Celui-ci ressemble à l’autre, comme le visage à l’image reflétée par le miroir.

De même, Toi a le regard perdu dans le lointain ; mais son visage est noyé dans l’ombre. Quand il parle, on croirait entendre la voix de Moi, mais plus dure, plus perçante : Tout à coup il rompt le silence et avec une indolence un peu dédaigneuse, il dit :

Tu verras : il pleuvra demain...

moi. — (Il évite de répondre et poursuit à haute voix sa méditation.) Il n’y aurait rien de surprenant. L’automne tire à sa fin et les nuages semblent — ce soir — des manteaux de pourpre. (Une pause.) Admirable spectacle, en vérité ! Où sont les paroles capables de fixer sur le papier toute cette beauté ? Pourtant rien n’est impossible ni au ciel ni sur la terre. Voici, à l’extrême horizon, les mêmes couleurs vert-or que je n’ai rencontrées que dans le « Saint Jean-Baptiste » de Cimo de Conegliano à la Madonna del Orto. — Venise ! Paradis perdu ! Tu es déjà le passé, toi aussi ! — Il me souvient maintenant ; une larme est tombée de mes yeux, comme d’une coupe qui déborde. Le ciel n’est-il pas celui de la lointaine terre promise — toujours espérée, jamais touchée ? Ah ! Lagune, toi seule peux créer au firmament la magie de ce vert marin, qui vient bigarrer l’or de tes fonds de sables Et le soleil ! le soleil ! Regarde. On dirait l’orbite sanglant d’un œil arraché.

toi. — L’œil d’Œdipe ?

moi. — Tout juste ! Il fixe la misère du monde sans la voir.

toi. — Plus de doute. Il pleuvra demain.

moi. — Si des marins observaient ce coucher de soleil, ils ne parleraient pas autrement. Pourtant ils se trompent quelquefois, comme les prophètes. (Pause.) Une invisible main a brodé là-haut cette troupe de cigognes, qui sont des nuées et qui semblent empruntées à quelque paravent japonais, tandis que là-bas au loin voyez ! passe en frôlant le sol une traînée de fumée violâtre, dernier soupir de la forêt dépouillée. La nature crée de telles fantasmagories à l’aide d’éléments tout à fait contradictoires, harmonisant ainsi la matière et l’esprit.

toi. — Il est néanmoins facile de se convaincre que rien n’existe, de ce que nous voyons. Pure illusion d’optique.

moi. — Je vois donc ça existe.

toi. — Non, non. Tu crées toi-même la réalité, et tu trouves enfin les mots qui te permettent de transporter sur le papier ce que tu doutais tout à l’heure de pouvoir décrire.

moi. — Tisser pour défaire. C’est l’éternel travail de Pénélope. Dans quel but !

toi. — Poésie. Poésie ! Et ce qui est pis, la poésie n’a pas de place. Exalte plutôt la force et la volonté. Celle-ci, même dans la contraction des nerfs convulsés, te donnera énergie, beauté, et Dieu même si tu en as besoin.

moi (regards et pensées au loin, investigateurs). — Pourquoi le doute malsain me torture-t-il au sein de la joie la plus vive ?

toi. — Est-ce que les ombres du crépuscule sont aussi de la joie ?

moi. — Quelle autre impression suscite cette douceur vespérale de la nature ? Je sens passer sur mon visage une caresse pareille à celle d’une tendre main. (Il retourne à sa table de travail.)

toi. — Quel est celui qui a dit : « Les imbéciles seuls font des comparaisons » ? Comme... comme... comme... Ne dirait-on pas le croassement des corbeaux sur le cadavre de la défunte rhétorique ? Nous pouvons tirer de là, du reste, un utile enseignement. C’est que les choses sont bien différentes de ce que nous les voyons et sentons.

moi. — En d’autres termes, la musique seule, pour certains états d’âme, peut exprimer l’indicible.

toi. — Voilà qui serait vrai aussi, si chacun n’avait pas sa propre façon d’entendre la musique. Ta symphonie « Coucher de soleil » pourrait s’appeler « L’Aurore », pourvu que tu veuilles te lever un peu de meilleure heure.

moi. — (Il se laisse tomber dans le fauteuil et se prend la tête entre les mains.) Quel démon me tourmente, quand j’ai tant besoin d’avoir foi en moi-même ?

toi. — Toi !

moi. — Pourquoi, en cet instant, le Doute me tenaille-t-il ? J’ai écrasé mon cœur sous mes talons. Je suis fort. Je puis tout ce que je veux. Et pourtant...

toi. — Pourquoi donc t’es-tu arrêté au beau milieu du chemin ? Ta fantaisie enveloppe depuis longtemps de ses coups d’ailes l’ombre d’Elisabeth Tarakanova et — quels progrès a faits ton œuvre ? — Le premier acte de ta tragédie est à peine terminé ; il n’est point parachevé, et déjà tu es fourbu, découragé, hors d’haleine...

moi. — Sur la scène mystérieuse de mon âme, je ne vois pas vivre encore la victime de ta haine impériale — et tu sais bien que les personnages de mes drames, avant d’être élevés au paradis, et précipités dans l’enfer du théâtre, vivent et se meuvent en moi dans le cercle étroit de mes bras.

toi. — Voilà une belle phrase. Maître ! Toutefois, il me semble, sauf erreur, que celle-ci découvre l’aiguille de la seringue, d’où jaillit l’huile camphrée contre les faiblesses du cœur et de la volonté. Je comprends ! L’idéal s’est évaporé ou tu l’as toi-même jeté au rebut. Mais il t’a fallu assister à sa défaite et à la tienne, tandis que s’affirmait la victoire de la bête féroce sur l’homme.. Avoue-le et tu es sauf...

moi. — (Il quitte le fauteuil d’un bond. Au comble de l’agitation, il se met à tourner à travers l’appartement, tout en criant presque) : Assez ! Tais-toi ! Un dernier rempart — le mépris — seul me défend encore contre l’immense bassesse du monde. Et tu voudrais me pousser au désespoir, pour l’abattre sans fatigue ? Ne m’as-tu pas persécuté avec le doute et le soupçon dans la bonne et mauvaise fortune ? Tu n’as rien négligé pour me transformer en un vil reptile et me rendre ensuite pareil à ces petits êtres vulgaires, qui commandent en maîtres sur la terre... En vain ! L’incurable mal, comme tu as défini mon idéalisme, est cuirasse et bouclier dans la défensive. Non ! Non ! Tu ne me vaincras point ; tu ne me courberas point ; car mon âme est multanime. Tu l’as dit toi-même : il y a en moi une légion de démons. Me voici. Chasse-les ! Mets-les en fuite ! Restons seuls tous les deux ! Nous nous précipiterons l’un sur l’autre dans un suprême défi, et nous lutterons jusqu’à ce que l’un de nous — toi ou moi — tombe cloué au sol — sous le genou de l’adversaire. (Toujours très agité, il se jette sur le fauteuil. Courte pause.) Qui me donnera la patience et l’énergie de refaire le précieux collier délié de la vie ?

toi (doucement à l’oreille). — Le sien, n’est-ce pas ?

moi. — Laisse les morts dormir en paix ! Chaque nuit, pelotonné entre les couvertures, pour que les ténèbres elles-mêmes ne m’aperçoivent pas, je murmure ma prière accoutumée : Seigneur, faites que je La voie au moins en songe. Aux premières lueurs de l’aube, je suis éveillé et le triste refrain se met à gémir au fond de mon cœur... Hélas ! tout n’est que rêve ! Tout n’est que rêve !

toi. — Inouï ! Toi, l’archi-idéaliste, tu profères de telles énormités sacrilèges. Donc, il n’y a de vrai que le Rêve !

moi. — Non ! Non ! En vain tu essaies avec tes acrobaties de caméléon de faire troc de nos deux parts, d’échanger ton cynisme démolisseur avec mon romantisme blessé à mort. Toi et Moi sommes accrochés au pendule d’un problème unique, synthétisé en six mots...

toi. — Dans la traduction française, il n’y en a que cinq : Être ou ne pas être.

moi. — Mais le sens n’est pas le même. Je suis enfin descendu maintenant au dernier degré, sous le néant, à ne me point réveiller...

toi, désignant la fenêtre par où arrivent de lointains tintements de cloches. — L’heure de nuit.

moi. — (Il se lève et tend l’oreille.) C’est vrai ! (Il se dirige vers le balcon. Pause. Puis sourdement) : C’est la prière pour ceux qui ont traversé les orages de la vie, et qui maintenant reposent dans la paix infinie de l’au delà. (Il penche la tête. Silence bref... puis d’une voix changée et pleine d’amertume) : Tous les rêves de la jeunesse, toutes les splendeurs de la gloire, l’ivresse de l’amour, toutes les flammes de la volupté, et puis trois tintements dans les ténèbres : — tout disparaît, comme cet œil ensanglanté.

toi. — L’œil d’Œdipe, n’est-ce pas ?

moi. — Oui, d’Œdipe, sans pupille et sans énigme. (Sombrement) : La vérité, oui, la vérité nue pleure dans l’ombre.

toi. — (Il s’assied sur le bureau et se met à déclamer avec une emphase ironique ce qu’il a l’air de lire sur les feuillets rassemblés sous la lampe encore éteinte.) Qu’est-ce que ce ciel, cette mer, cette terre d’enchantements et de peines ? Que sont ces froides pierres insensibles ; qui ne s’animent que de ma folie ? Qu’est-ce que tout ce qui m’entoure, qui frémit, palpite et m’appelle ?

moi, avec une stridente ironie. — Sinon la source de la plus atroce douleur le souvenir sans espérance ?!

toi. — (Il s’appuie au dossier du fauteuil et, avec une insistance insidieuse, articule, en détachant les mots) : Alors nous resterons seuls sur cette terre, qui n’est pas la terre promise, seuls dans l’alternance éternelle du conscient et de l’inconscient ; car nous deux, Toi et Moi, nous sommes indivisibles aujourd’hui et pour les siècles des siècles !

moi (avec amertume). — Amour indompté et inextinguible haine emprisonnés en un même Moi !

toi. — Eh bien, oui ! Je suis le démolisseur de tout ce que tu bâtis. (À l’oreille) : Tu as dit, il y a peu : Ne réveille pas les morts ! Mais s’ils se réveillent ?...

moi. — (Il fait un bond et s’écrie) Tais-toi, maudit !

Toi disparaît, tandis que la lampe sur le bureau s’allume toute seule.

moi reste immobile et se cache le visage entre les mains. — (Pause. Puis il se lève, et, comme s’il venait de se réveiller d’un long somme, il regarde autour de soi. Ensuite, il se met à fixer la lampe en murmurant) : Elle s’est allumée toute seule. (Il se dirige vers la fenêtre et la referme en grommelant) : Maudite obscurité ! (Quelqu’un frappe à la porte du fond. Instant de silence. Puis il articule) : Entrez !

La porte s’ouvre. Paraît :

l’inconnue, très pâle, encore jeune, vêtue d’un costume noir, presque monacal.

moi. — (L’imprévu de cette visite le met de mauvaise humeur. Il s’approche automatiquement, regarde avec surprise dans les yeux de la personne qui vient d’entrer, puis avec une politesse glaciale demande) : Puis-je savoir, Madame ?

l’inconnue. — (Elle ne prononce pas un mot ; mais elle le regarde en face et lui présente une carte de visite.)

moi. — (Il jette un coup d’œil sur le papier et lit à haute voix) : Madame d’Azoff. (Sans expression) Je ne comprends pas. Peut-être désirez-vous un renseignement, des nouvelles...

l’inconnue. — Oui...

moi. — Quelqu’un peut-être vous a raconté comment j’étais en train d’écrire la tragédie de cette dame...

l’inconnue. — Oui...

moi. — Pardonnez-moi, Madame, mais je n’en suis qu’au début. Vous comprendrez qu’il n’est guère facile de créer un personnage qui soit relativement vraisemblable, d’après l’énigmatique figure qui portait ce nom. C’est pourquoi...

l’inconnue. — C’est pourquoi je suis venue, pour vous procurer des éclaircissements...

moi, presque fâché. — Mais, Madame, permettez... Voilà qui est quelque peu indiscret.

l’inconnue. — Ce pourrait l’être en effet, si je n’avais le droit de révéler le secret de Celle que vous avez abusivement exhumée d’une tombe profanée.

moi, impuissant à se maîtriser. — Prenez garde ! Ne vous avisez pas de vous jouer de moi...

l’inconnue, avec un regard pénétrant. — Douteriez-vous encore si elle se montrait à vous en personne ? (Très près de lui, suggestive) : N’est-ce pas vous qui avez décrit ces yeux, légèrement bigles, et le grain de beauté sur la joue gauche, et ce signe en forme de croix dans la paume de la main ?

moi, avec un cri tenant à la fois de la surprise et du rire. — Elisabeth Tarakanova !

l’inconnue, le regard fixe et lointain, la voix hypnotique. — Fille de Sa Majesté Elisabeth, l’Impératrice de toutes les Russies... C’est moi !

moi, étouffant à peine un éclat de rire. — La même qui est morte, il y a cent cinquante ans !

l’inconnue. — Le 4 décembre 1776 dans la forteresse Pierre et Paul à Pétrograd. Oui, je suis bien la même...

moi, secoué d’un rire frénétique, qu’il réprime aussitôt. — (Il murmure à part soi) : Non ! Non ! (Il se rapproche de l’Inconnue et, sur un ton qui ne permet pas de distinguer s’il plaisante ou s’il parle sérieusement, il articule) : Mille pardons, Madame ; mais l’on n’est pas toujours maître de ses nerfs, et l’on n’est pas davantage préparé à de telles surprises. Asseyez-vous, je vous prie. Vous devez être fatiguée après un si long voyage...

l’inconnue. — (Elle s’assied. Gestes rares et mesurés. Seuls les doigts fuselés et très blancs disent ce qu’elle tait. D’une voix lointaine et mal assurée) : Le chemin n’est pas long, mais fatigant. (Comme à part soi, en jetant les yeux autour d’elle) : D’ici ne me parvint point le premier appel. Non !

moi, assis en face d’elle, il ne cesse de la regarder. — De qui ?

l’inconnue. — De la vie nouvelle. (Elle feuillette les pages où se projette la clarté de la lampe de bureau) : Vous avez deviné... Les choses se sont bien déroulées, comme vous l’avez inféré de la chronique de vos aïeux et des lettres de Francesca de Raguina de Arancis — selon l’inscription gravée par les Dominicains sur la tombe — votre pauvre ambassadeur à Pétersbourg. Oui, ma dernière nuit à Raguse, je l’ai passée sur cette terrasse. Toute ma suite polonaise, les Radziwill, les Sapieha et tout le patriciat de Raguse, à l’exception de l’Excellentissime Sénat qui ne voulut jamais me reconnaître officiellement, quittèrent le banquet parmi les chants et les rires, en traîneau. Oui, oui, d’authentiques traîneaux russes, ornés de clochettes d’argent, attelés de chevaux noirs pur-sang, dans un tourbillon de neige. Incroyable, mais pourtant vrai ! J’avais fait saupoudrer toutes les rues depuis mon palais jusqu’à la Porte Pille et à la Madonna delle Dance de sel marin blanc. Dans la pleine lune de cette voluptueuse nuit de juin, la terre scintillait de myriades de diamants, pendant que des grappes de laurier-rose en fleur parfumaient de leur doux arome empoisonné l’orgueil impérial des cyprès et des palmiers. Avant de partir pour la terre maudite de mes aïeux, j’ai voulu goûter ce que nul ne pourra jamais éprouver, pas même dans la plus folle orgie russe : le chaud sourire de l’été sur la glace des lèvres hivernales. Et quand le dernier tintement du dernier rire se perdit au loin dans le poudroiement de la neige diamantine, j’étais appuyée contre la première colonne de la terrasse — la connaissez-vous ? Et je ne pleurai point ! Non ! mais je la baisai avec tant d’ardeur que ma bouche en fut glacée, comme si elle s’était posée sur la joue d’un cadavre. Deux jours plus tard, je quittais pour toujours mon paradis.

moi, fasciné malgré lui. — Pourquoi ? Pourquoi ?

l’inconnue. — (Elle se lève sombre, inaccessible) : Cette nuit-là, mon regard s’était longuement arrêté sur une étoile couleur de sang, allumée tout à coup à la cime du Mont Sergio. Peut-être était-elle à l’image de ce que je suis maintenant, éteinte depuis des siècles. (Une pause. Avec dureté) : La lutte est la divinité des souverains — celle des esclaves est la paix.

moi. — (Il tourne nerveusement par l’appartement, en se parlant à soi-même, en un crescendo d’exaltation) : Non ! Non ! Réveille-toi ! Ce sont là les rêves non rêvés encore. Ou bien c’est la folie ! (Il s’arrête brusquement devant l’Inconnue) : Assez de cette impie Danse macabre ! Je ne veux pas savoir, entendez-vous ? Je ne veux pas savoir quand ni comment vous avez découvert mes projets et lu dans ma pensée. Il ne m’intéresse aucunement de connaître ce qui se cache sous le masque tragique qui vous couvre le visage. Une seule chose est certaine, c’est que je n’ai besoin de l’aide de personne, de personne, comprenez-vous, et de la vôtre d’autant moins, pour mener à bien ce que je veux et ce que je puis.

l’inconnue. — Pourquoi donc alors m’avez-vous évoquée à la vie ?

moi. — Je n’ai évoqué que mes songes et, si vous vous trouvez maintenant ici, ce n’est pour répondre ni à mon invitation ni à mon attente. À coup sûr, en mon absence, vous avez lu et appris par cœur quelque lambeau de ce que j’ai écrit et maintenant vous vous exprimez selon mon rythme de théâtre, et d’une voix affectée, vous récitez un rôle...

l’inconnue. — De qui ?

moi. — Pas de vous en tout cas...

l’inconnue. — Si vous ne croyez pas à la vérité que je vous révèle ici, venez avec moi jusqu’à l’autre rive de la vie d’où j’ai été arrachée par le tourbillon des désirs effrénés et jetée aux ténèbres de la prison...

moi, suggestivement, comme en rêve. — Sur quel balcon à Raguse ?

l’inconnue. — (Spectacle.) C’est de là que m’est venu votre premier appel. (Elle le saisit par la main.) Venez !

moi. — (Il frissonne involontairement en la regardant dans les yeux.) Des yeux sans pupille !

l’inconnue. — Des yeux d’étoiles éteintes...

moi, reculant lentement. — Horreur !

l’inconnue, immobile, scrutant l’abîme de ses propres souvenirs. — Ils ne se sont éteints qu’à force de regarder la malédiction de ma race, jusqu’à ce que fût arrivée ma dernière heure, quand la pierre sépulcrale tomba pleine de pitié sur ma dépouille et que je demeurai seule — au seuil de l’Infini. (Elle se cache le visage dans les mains, puis lentement elle le découvre pâle de terreur. La voix spectrale comme la figure s’élève de plus en plus claire, plus ample, plus lointaine.) Comment as-tu décrit, Poète, le miracle qui m’a bouleversé l’esprit ? — mon esprit que tu appelles « âme » — quand je me suis trouvée sous la pierre sépulcrale ? En quel lieu ? Mystère ? Mystère ? C’étaient les ailes de l’Archange, l’ouragan des mondes qui m’emportait en haut — toujours plus haut... Où ? En quel lieu ? Oh ! paroles, paroles, où êtes-vous, innombrables paroles exhalées depuis le commencement des siècles en toutes les extases de l’amour, clamées en toutes les frénésies du désir, hurlées dans toutes les violences de la malédiction, paroles jetées à travers l’immensité de l’espace et du temps — où êtes-vous, pour que je trouve l’unique, la divine parole capable de lancer l’éclair de la vérité à travers l’abîme de l’Infini pour l’inonder de lumière ? Il n’y en a point, il n’en existe point — non ! mais ton esprit la presse, car elle brille déjà sur ton front dans un reflet d’éternité ! Alors tu seras transporté, toi aussi, de l’Océan de lumière dans le tourbillon créateur des atomes qui engendre d’autres mondes, pour s’envoler dans une autre immensité. Oh ! Tu mourras aussi pour devenir à ton tour ce grand, ce divin Tout ou Néant !? Alors seulement, dans le rythme tout puissant de la Création, tu découvriras la source de l’éternel Amour, qui, dans la secrète harmonie des cieux, te fera sentir jusqu’à la plus faible palpitation des cœurs, qui là-bas gémissent et prient pour toi ! (Elle reste immobile, grande, inaccessible).

moi. — (Ahuri, effrayé par le surhumain avertissement, il se dresse d’un bond, le visage livide, les mains dans les cheveux et, quand la révélation se fait jour dans son esprit, il se précipite sur la table pour détruire les feuillets déjà couverts d’écriture, en s’écriant) : Tout cela n’est que folie ! folie !

l’inconnue. — (Elle le rejoint avec un hurlement et cherche à lui enlever de force les feuillets chiffonnés) : Non ! — Non ! — Arrête ! — Tu me déchires le cœur. Ne vois-tu pas ? De chaque page il gouttèle du sang, mon sang !

moi, se débattant. — Laisse-moi ! Je suis maître de mon œuvre, moi ! Et personne autre... Laisse-moi !

l’inconnue. — Non ! Tu n’en es plus le maître, puisque tu doutes que ton œuvre ne mente. Si tu agis comme tu le fais, c’est que tu as peur...

moi. — Peur ? Moi ! De quoi ?

l’inconnue. — De la horde de chacals qui talonnent la bête agonisante...

moi, provocant. — Quand je suis fatigué de leur aboiement, je leur jette une poignée d’os pour m’en débarrasser. (Un léger tintement cristallin et voici la lampe éteinte. Ténèbres, Moi cherche à la rallumer.) Qu’arrive-t-il ? Attendez ! Je vais rallumer...

l’inconnue. — (Elle est toute proche de lui, mais l’obscurité la tient cachée. Elle pose une main sur l’épaule du Poète et cette main est si blanche qu’elle semble illuminée par dedans. La voix de l’Inconnue est maintenant étrangement morbide) : Non ! Il ne faut pas... Même dans les ténèbres on reconnaît la vérité. Je vous attends là-bas. Venez !

Elle disparaît. Au même moment, la lampe se rallume.

moi. — (Raidi, muet, égaré, il voudrait la suivre ; mais l’agitation le subjugue et il se laisse tomber sur le fauteuil. Trois coups frappés à la porte du fond, et celle-ci s’ouvre seule. Personne ! Le Poète fait un bond, les yeux tendus, cherche qui est-ce qui peut bien se cacher par derrière la porte. Personne. Seul un rayon de lune pénètre par la fenêtre. Moi referme la porte et s’y maintient adossé, pâle et immobile dans la tempête qui lui brise l’âme et les nerfs. Puis instinctivement il lève la main vers le rayon et chuchote) : N’aie pas peur. C’est passé, je sais bien. C’est toi. (Une pause. Calme profond. L’horloge de l’appartement sonne lentement et faiblement douze coups. Moi. Il compte les heures ; il se passe la main sur le front, et, tout étonné, dit) : Minuit ! (Il s’approche du bureau, voit les feuillets froissés et murmure) : Ainsi j’ai rêvé...

toi. — (Il se précipite de nouveau à l’improviste, appuyé au dossier du fauteuil, et sur le ton de la moquerie) : Oui, sans l’hamlétique peut-être.

moi. — (Il s’assied à la table, remet les pages en ordre, prend la plume pour continuer le travail ; mais une pensée le trouble. À part) : Que les songes sont étranges ! On les dirait parfois plus vrais que la réalité !

toi. — Comme il y a peu, la pourpre féerie du soleil à son couchant.

moi. — Et qui donc en pourrait découvrir le sens ?

toi. — Toi-même. (Une pause.)

moi. — Curieux ! C’est avec cette chose que j’ai lutté.

toi. — Il n’y a ici qu’une seule comparaison à faire : c’est comme Jacob avec l’Ange. Cela t’arrive souvent et t’arrivera plus souvent encore dans l’avenir.

moi, méditatif. — Cependant c’est à Elle qu’est restée la victoire.

toi. — Il en est toujours ainsi, quand la vie lutte avec la mort...

moi. — (Il se tait et se remet à écrire.)

toi, presque railleur. Au reste, c’est une actrice distinguée, il n’y a pas de doute.

moi, réfléchissant. — Le serait-elle en vérité ?

toi, avec insistance. — Et que pourrait-elle être d’autre ? J’ai remarqué avec quelle habileté elle a improvisé toute une scène dramatique, en entrelaçant ta prose à ses folies dithyrambiques, et cela dans le plus pur style de tes travaux antérieurs.

moi. — C’en est trop ! (Une pause.) Une vraie Commedia dell’Arte. Rien de plus...

toi. — Ainsi devrait-il en être pour tout drame en général : une émulation continue entre l’intelligence de l’auteur et celle de l’acteur, non pas une leçon de mémoire déclamée par des perroquets bien dressés. (Une pause.)

moi. — (De nouveau il s’interrompt d’écrire et se met à réfléchir) : L’étrange mystère que de créer une œuvre ! Voilà ce que l’on tire de rien.

toi. — Non ! On ne crée rien de rien. Dis plutôt, si tu veux : d’un atome. Et tu es au seuil de la vérité.

moi. — Alors l’atome serait Dieu !

toi, ricanant. — Peut-être.

Il disparaît. On entend dans le lointain s’éteindre l’éclat de rire.

moi. — (Il demeure plongé en de profondes pensées. Grand silence. Puis il se secoue, jette un coup d’œil sur la porte du fond. Elle est fermée. Il s’attarde un instant à contempler le rayon de lune, et, comme pour répondre à quelqu’un qu’il est seul à voir, à sentir, murmure) : Oui, c’est vrai ! (Il se remet au travail et murmure encore) : Vite ! Vite ! pour ne pas oublier... pour voir... pour voir...

Calme profond.

Le Poète écrit fébrilement, pendant que le rideau tombe lentement, lentement...

 

 

FIN DE LA PREMIÈRE VISION

 

 

DEUXIÈME VISION

 

Dans la mélancolique sérénité de l’automne, les ruines du palais de Vincenzo Scoccibucco, près des Trois-Églises à Raguse — œuvre exquise du XVIe siècle, due peut-être à ce même ouvrier qui construisit la villa Falconieri à Rome, d’historique renommée, — offrant au soleil un visage torturé, aux yeux vides et morts. Les cyprès, les oliviers, le lierre, les agaves ; les pins, les vignes sauvages embrassent et parent, cachent et révèlent avec des pleurs et des sourires le mausolée de cette merveilleuse Beauté morte. La Nature en recouvre les restes d’une parure vivante, et il passe dans l’air un dolent sourire, comme si les ruines elles-mêmes se mettaient à murmurer : « Dans la mort peut-être sommes-nous plus belles. » Tout ici est silence et paix ; seuls de brefs appels d’oiseaux poursuivent de blanches nuées, qui muettes et paresseuses glissent par l’espace, pendant que les rameaux toujours verts susurrent doucement.

Voilà l’heure où la nature chante aux ruines les premières strophes de l’élégie de l’automne.

 

une femme du peuple s’avance sur la terrasse et se penche sur la balustrade toute entrelacée de lierre. D’une voix forte et pleine de colère, elle appelle quelqu’un. — Catta ! Catta ! Catta ! (Mais personne ne répond et elle grommelle) : Où peut être passée cette sorcière ?

une voix d’homme, de derrière la maison. — Elle est en ville peut-être...

la femme. — Que le Diable l’emporte ! Mais je veux savoir où elle est fourrée !

une petite fille, de cinq à six ans. — (Elle court vers sa mère en criant) : Maman ! Maman ! Catta est en bas dans le magasin.

la femme. — Tu l’as vue ?

la petite fille. — Oui, par le trou de la serrure.

la femme. — Et que faisait-elle ?

la petite fille. — Elle chantait la berceuse à sa poule.

un homme (un ouvrier). — (Il entre la pelle il l’épaule. L’enfant se jette dans ses bras. Il la soulève avec amour en l’étreignant.) Que de choses sait ma petite commère !

la petite fille. — Oui, oui, petit papa ! Elle est là-bas...

l’homme. — Alors va la trouver et dis-lui que le Monsieur du Cinématographe sera ici dans peu...

la petite fille, battant des mains. — Est-ce que ce sera celui avec le singe et le perroquet, comme l’autre jour ?

l’homme. — Qui sait ce que nous apportera celui-ci ? En attendant il nous faut lui laisser la maison et le jardin, jusqu’à demain matin. Tu as compris ?

la femme, ironique. — La belle idée !

la petite fille. — Petit papa, je lui donnerai aussi des fleurs au Monsieur ?

l’homme. — Naturellement.

la petite fille. — Et pourquoi ?

l’homme. — Ah ! pourquoi ? Ce Monsieur a de l’argent et nous pas. Cours donc vite chercher Catta. Nous irons ensemble en ville.

La petite fille sort joyeusement par la gauche.

la femme. — (Elle a écouté en bougonnant et maintenant, les poings sur les hanches, avec rage) : Il faut avoir une tête comme la tienne, pour combiner de pareilles affaires ! Pendant que je vais chez les sœurs à côté prêter aide pour la lessive, tu te divertis comme tu veux. Si l’on te vole, tant pis ! Ce sera bien ta faute...

l’homme. — Va, va-t’en, et donne une bonne frottée de lessive à ta fichue langue ! Ne t’occupe pas de ce que je fais...

Il sort par la gauche et la femme par la droite.

la petite fille. — (Elle descend le perron et se met à courir jusqu’à la porte voûtée, pleine de ténèbres, sous la terrasse. Elle heurte l’huis et appelle) : Catta ! Cattarina !

une voix de femme, de l’intérieur, voix dure, rauque, presque masculine. — Qui est là ?

la petite fille. — Petit papa a dit que nous nous en allons. Il a vendu la maison, les fleurs et tout. C’est compris ?...

la voix. — Et pourquoi ?

la petite fille. — Parce que c’est comme ça. Et tu dois t’en aller comme nous. (Une pause.) Où est la poule, Catta ?

la voix. — Elle a mal à la gorge. Elle tousse. Ça ! Ça ! Ça !

la petite fille. — (Elle remonte en riant.) Maman ! Maman ! La poule à Catta s’est mise à tousser. Ça ! Ça ! Ça !

La petite voix et le rire se perdent derrière la maison.

le poÈte-moi, qui s’est tenu caché derrière un buisson ou derrière une colonne, s’avance lentement à travers le jardin. — (Il savoure les sensations et les images de cette atmosphère saturée de vie vécue. Les yeux du Poète fouillent les linéaments de l’aveugle ruine et l’on dirait qu’il souffre du silence de la nature et des choses, qui ne répondent pas à ses muettes questions, à ses désirs secrets. Puis il s’arrête devant une colonne isolée ; il la considère longuement. Et voici qu’il se met à la frapper du poing. Mais dans la pierre, nulle résonance ne s’éveille. Et il murmure) : Rien ! Rien !

l’homme. — (Il se présente à ses côtés et répond aussitôt) : Me voici, Signor. Nous partons et nous retiendrons demain matin après l’Ave Maria. Il me déplaît de quitter, même pour peu de temps, cette misère, comme on dit ! Euh !

moi. — Je vous crois. Eh ! dites-moi quel est le patron de l’endroit ?

l’homme. — À vous parler franc, je n’en sais guère plus que vous. Tous les trois mois, un commis se présente ici, un employé de banque, je crois. Il vient pour le loyer. Personne ne veut dépenser un sou pour restaurer la bicoque, qui, un beau jour, — Dieu nous garde ! — s’écroulera en envoyant dans l’autre monde quelqu’un d’entre nous. Il y a des années, alors que le nouveau grand cimetière n’avait pas encore été installé là au fond, par derrière ce mur, on pouvait espérer. Maintenant je puis dire que j’en suis le seul propriétaire. Je cultive des fleurs pour les vendre. J’en fais des guirlandes pour toutes ces tombes. Eh ! les vivants vivent des morts.

moi. — (Il lui offre de l’argent) : Prenez ! Voilà pour votre bicoque et pour les fleurs, si nous en cueillons.

l’homme. — Vous devez être un peintre, vous, ou un artiste. Eux seuls paient bien et viennent visiter cet épouvantail.

moi. — Oui ! par malheur, je suis artiste et autre chose encore. Certaines troupes ont dû venir travailler déjà par là, j’imagine. L’endroit semble fait exprès.

l’homme. — S’il en est venu ! Ils ont même fini par nous embêter. Une fois ils ont amené toute une ménagerie. La petite s’est tellement amusée ! Mais elle avait peur des bêtes...

moi. — Je suis seul pour l’instant. J’attendais une actrice pour essayer ensemble une scène de mon drame. Si personne ne l’accompagne, ou si elle-même ne vient pas, je resterai ici seul dans votre bicoque, avec ma tristesse. (À la femme du peuple, qui entre en conduisant par la main la petite fille) : Une dame est-elle venue, ces jours-ci ?

la femme. — Je ne l’ai pas vue ; mais hier vers le soir, la petite a entendu sonner à la grande porte. Elle a ouvert. C’était une dame vêtue de blanc et, comme cette dame voulait faire caresse à l’enfant, la petite, prise de peur, lui a refermé la porte au nez. Tout aussitôt elle est accourue vers moi, parce que, m’a-t-elle dit, les mains de cette femme étaient froides comme pierre.

L’enfant intimidée se cache derrière sa mère.

l’homme. — Ah ! elle en a attrapé pour cela !

La petite pleurniche.

la femme. — Brisons là ! Si elle est si sauvage, il ne faut pas s’en étonner. Elle vit dans cette cahute sans toiture, qui, Dieu me pardonne ! est ensorcelée par surcroît. Qui voudrait rester ici, si ce n’est nous et Catta, la sotte ?

moi, avec un rire d’étonnement. — Catta ! Peut-être est-ce la même que j’ai connue dans mon enfance. Est-ce Dieu possible ? Non ! Elle aurait au moins aujourd’hui cent ans !

la femme. — Qui peut le savoir ? Nous l’avons trouvée en bas dans le magasin, — un débris parmi d’autres débris. Elle va et vient toujours avec une poule sous le bras. (Ils rient.) Aux jours de fête, elle met son costume de bal crinoline, voilette, plumes et fleurs — l’ombrelle. (Elle rit.) Pauvre malheureuse ! Si ce n’est la Cattarina que vous connaissez, c’en est une autre. Que voulez-vous ? vieillesse et folie sont de tous les temps.

l’homme. — Voilà ce que c’est ! Nous vivons dans un cauchemar de pierre, environnés que nous sommes d’une infinité de tombes et n’ayant pour voisines que les nonnes des Trois-Églises. Jusques il y a peu de temps, habitait également ici un célèbre poète, Don Antonio Casali.

moi. — L’avez-vous connu ?

la femme. — Je crois bien ! Je l’ai même servi ! Près de sa fin, il gémissait sans relâche et criait : « Où est mon Zuccon[2] ? » (Ils rient.) On dit qu’il avait perdu la tête, parce que certains moines lui auraient dérobé les brouillons d’un poème, où il les chansonnait sous le titre de Zucconi[3].

l’homme. — (Il rit.) Est-ce que tu ne serais pas toi-même un peu toquée ?

la femme. — Tu sais bien que si ce n’était pas pour la petite, je ne resterais pas ici l’espace d’une minute. Croyez-le bien, Signor, ces ruines sont ensorcelées. Oui, Dieu me pardonne ! — ensorcelées, véritablement !

la voix, sous la terrasse. — Co ! Co ! Co ! Co !

la femme. — Vous entendez ? C’est Catta, la folle. À la nouvelle lune, c’est toujours comme ça !

l’homme. — Fais-la taire !

la femme. — (Elle descend et heurte l’huis) : Qui est-ce qu’il y a donc, Catta ?

la voix. — On frappe ! On frappe !

la femme. — Eh ! laisse-la frapper ! Elle se fatiguera. Les sœurs en ville ont besoin de toi, tu sais, pour certains travaux. Va-t’en chez elles et reste à dormir au couvent. (Elle remonte ; la fillette se remet à pleurer.) Vie d’enfer ! Il y a des farfadets qui se promènent sur les murs et dans sa tête malade. Depuis qu’elle a su par la petite la venue de cette dame en blanc, adieu la paix !

moi. — Qui est-ce qui frappe, selon vous ?

l’homme. — Les vieux racontent que, dans ce palais, habitait jadis une princesse russe, qui fut enlevée et jetée à la mer par des corsaires. Et Catta pense toujours à cette histoire.

la femme. — Il faut se décider à changer de méthode à la fin. Je lui montrerai la maison qui lui convient..

l’homme. — Il est midi depuis un moment. Allons-nous-en !

moi. — Si l’on apporte le singe, je te ferai appeler, tu sais...

la fillette, joyeuse. — Le paon et la girafe. (Elle rit.)

l’homme. — S’il vient des clients, dites-leur, je vous prie, de revenir demain. En attendant, cueillez les fleurs qui vous plaisent.

la fillette. — Mais pas mes tulipes !

moi. — Je m’en garderai bien !

l’homme. — Au revoir, Signor ! Et pardonnez-moi de vous avoir étourdi d’un pareil bavardage.

moi. — Non ! Non ! Tout au contraire... En vous écoutant, je me suis reposé de mes ennuis. Vous parlez de votre fatigue. Et moi donc ! J’ai peur que les ruines ne m’aient ensorcelé aussi, comme Catta... (Ils rient. L’Homme et la Fillette disparaissent derrière la maison. Silence. Toute chose se tait... comme si elle songeait : Pourquoi suis-je ici ? Combien de temps y resterai-je ? Le Poète tend l’oreille à la fuite silencieuse du Temps... puis une pensée le vient assaillir. Il se dirige vers la porte voûtée, frappe et appelle) : Cattarina !

la voix. — Qu’est-ce qu’il y a ?

moi. — La voici ! Elle vient !

la voix. — Elle attendra !

moi. — Pourquoi ?

la voix. — Il faut que je mette mes habits de fête pour la recevoir.

moi. — L’as-tu vue quelquefois ?

la voix. — Oui !

moi. — De jour ou de nuit ?

la voix. — Je ne sais...

moi. — Que t’a-t-elle dit ?

la voix. — Elle criait « Caterina ! Caterina ! » Et voulait me donner des coups de bâton. Mais elle me le paiera !

moi. — Tout cela n’est qu’un songe.

la voix. — Qu’est-ce qu’un songe ? (Une pause. Sur un autre ton) : Ne tousse pas, pauvre malheureuse ! Je te porterai chez le médecin. Co ! Co ! Co ! Co ! (Silence.)

moi. — (Il s’éloigne, puis il s’arrête et murmure) : Et qu’est-ce que le songe ? (À la question du Poète répond dans l’éloignement, mais en se rapprochant de plus en plus, une courte chanson, jusqu’à ce qu’apparaisse au fond une blanche silhouette de femme. En un rythme joyeux éparpillant les fleurs qu’elle cueille chemin faisant, elle cherche le compagnon caché qui la préoccupe, pendant qu’autour d’elle palpitent avec des frémissements d’aile les voiles blancs. Le Poète figé d’extase s’interroge lui-même.) Voilà ce que c’est peut-être...

l’inconnue, s’approchant. — Où es-tu, Radziwill ? Où es-tu ? Me voici comme je l’ai promis. J’ai voulu revivre encore une fois notre idylle de Raguse. Au nid même de notre amour. Où es-tu ? Voyons... Lequel de nous deux n’a pas encore oublié son rôle ?

le poÈte, tendant les bras à l’apparition. — Elisabeth !

l’inconnue. — (Joyeuse, elle court à sa rencontre) : Depuis si longtemps je te cherche, ô mon Prince ! Attends-moi ! (Tout d’un train elle s’arrête, et les fleurs s’échappent de ses mains, parce que dans les yeux de l’Homme persiste un reflet de la nuit spectrale. Avec un accent étrange) : J’ai reconnu la voix fidèle et lointaine ; mais tu n’es plus le même...

moi, montrant le palais détruit. — Est-ce là le nid d’amour de Carl Radziwill et d’Elisabeth Tarakanova ?

l’inconnue. — (Elle se retourne tout à coup et aperçoit dans un éclair le désordre des ruines. Une pause. Un cri étouffé) : Ah ! (Et la Dame se dirige lentement, presque en se traînant, vers le fantôme de pierre. Dans sa voix passent maintenant tous les frissons de la terreur... du soupir jusqu’au sanglot.) Horreur ! Sans couronne ! Sans yeux ! Le visage en plaies, la bouche édentée, difforme, tête de mort pareille à la mienne avant la résurrection. (Une pause. Elle se cache la tête dans les mains.)

le poÈte, tout près d’elle, lentement, avec fermeté. — Pourquoi tant s’ébahir ? N’as-tu pas vu tout cela, l’autre jour, à ton arrivée ?

l’inconnue. — (Elle se jette tremblante entre ses bras, puis avec anxiété) : Non ! Non ! Je ne vis que de ton souffle et je ne vois que par tes yeux. Tu m’as évoquée d’entre les ténèbres du passé, telle que j’étais alors. Et maintenant ? Hélas ! À quoi bon ressusciter toutes les anciennes épouvantes dans cette nouvelle agonie ? (Une pause. Elle s’écarte du Poète et furtivement se tourne vers les ruines, dont elle s’approche pas à pas, les mains tendues.) Voici la colonne ! Tu sais. Celle qui à mon dernier baiser donna le frisson de la mort... Et là-haut ? Le balcon où chaque nuit je suivis la douce respiration des étoiles... tandis que, dans le lointain, le grillon répétait son tendre lamento. Ah ! vois-tu la terrasse de nos farandoles, des madrigaux, des menuets... (Elle court d’une colonne à l’autre en les caressant de la voix et de la main.) Et vous, fidèles gardiens de mes songes de gloire, vous êtes encore ici, ô mes colonnes, mais veuves des sarments de malvoisie dont vous étiez enguirlandées ! Non, vous êtes maintenant des cierges éteints, environnant le cercueil du Passé. Reconnaissez les mains qui tant de fois vous ont caressées. Et, toi, Terre aux silences parfumés, m’entends-tu ? Voici que je te baise encore une fois, comme en cette suprême nuit d’adieu... (Elle se penche pour baiser la terre et, presque comme si elle avait savouré quelque vivifiant nectar, elle se redresse illuminée d’une vie si intense que le Poète, en la fixant, assume, lui aussi, l’aspect et l’esprit du Passé.) Tout était mort ! La maison, toi-même et moi ; mais voici que le rêve du poète, dans le baiser de la terre natale, nous est venu rappeler à la vie avec le rythme même de l’humaine douleur. (Elle écoute un bruit lointain.) Les clochettes du traîneau ! Les entends-tu ? Tout avait disparu à travers la magie de la nuit de juin — et la lune rit moqueuse ! (Calme et d’un accent d’intimité) : Tout se tait ! (Elle refait de ses mains tendues le geste d’autrefois, le geste d’offrande au charme d’amour.) Nous sommes seuls, ô mon Carl !

le poÈte. — (Comme toujours, quand il compose, il est entré momentanément dans la peau du personnage créé par sa fantaisie, et il est maintenant devenu, pour les gestes, pour la voix, pour l’attitude, Carl Radziwill, qui est ainsi ressuscité. Voilà pourquoi il enlace la femme qui s’offre comme naguère, et les mêmes mots jaillissent de ses lèvres, avec le rythme de l’amour passé) : Comme autrefois, voici que je te presse entre mes bras, tandis que l’ombre lente descend sur le jardin enchanté. Et, une dernière fois, avant de nous quitter, je te demande : « Elisabeth, pourquoi m’abandonnes-tu ? »

l’inconnue. — Et pourquoi m’abandonnes-tu, toi, ô mon amour ?

le poÈte. — Oui, il est bien vrai, nous devons briser les douces chaînes ; car, dans le brouillard du lointain désert de neige, nos routes se séparent. La plainte de Wawel me réclame, la rage agonisante de la Pologne : « Sauve la couronne des Jagellons de la discorde entre frères ! »

l’inconnue. — Et vers moi tonnent les cloches du Kremlin ! Arrache la tiare sacrée de Vladimir Premier à la tête de l’Usurpatrice maudite !

le poÈte. — Et voilà pourquoi, avant notre séparation fatale, je te demande un serment qui me serve de gage. Comme à l’article de la mort, jure-moi, Elisabeth, que tu es bien celle que tu es et non pas celle que ta rivale a qualifiée d’aventurière, souillée de toutes les fanges de la vie et du mensonge.

l’inconnue, s’insurgeant. — Ah ! voilà donc encore le guet-apens dressé contre celle qui est prête à consentir le sacrifice de sa vie pour faire éclater la vérité ! Il ne vous a donc pas suffi que jadis, il y a des siècles, l’Impératrice-Mère ait reconnu pour son fils le Tsar Dimitri pour le soustraire à vos colères sauvages ! Et n’ai-je pas décidé, moi la première, de libérer l’âme russe du servage engendré par la luxure étrangère ? Et vous me demandez encore et toujours des preuves, des gages, des serments. Quoi encore ? Quoi ? Dites-le ! Dites-le !...

le poÈte. — Je demande seulement ce que tu as promis de me dévoiler : ton secret !

l’inconnue, de plus en plus énergique et frémissante. — Ne t’ai-je donc point fourni — et à tes compagnons aussi bien qu’à toi-même — toutes preuves d’âme et de corps me concernant ? N’ai-je point devant vous ouvert les veines de ma vie [comme] lorsque l’on égorge l’agneau pascal, pour que, penchés sur la victime déchirée, vous eussiez loisir d’épier chaque frisson de ses viscères et de ses nerfs, chaque mouvement du sang, chaque contraction de ses muscles, jusqu’à ces mystérieuses crispations, qui relient l’instinct au cerveau et au cœur ? Vous n’êtes point des hommes, vous autres, non ! si, pour croire, vous avez besoin de fantômes et de symboles, vous qui ne croyez ni en Dieu ni au Diable... Et si je jurais mille fois et si je mourais même pour témoigner de la vérité de mon serment, peut-être alors dissiperais-je votre doute outrageant, comme s’est dissipée ma vie dans cette ruine du Passé... ?

le poÈte. — Oui ! Oui ! nous sommes tous ainsi, nous tristes mortels. Mais toi, créature, créature de haine et de mystère, songe que je suis le messager d’une foule, et que je n’eus foi qu’en toi, depuis l’heure où je t’ai arrachée, malheureuse et désespérée, aux tavernes mal famées de Constantinople, en t’enveloppant dans un manteau de pierres précieuses et de poésie, et que maintenant j’ai besoin d’une parole vivante et fatale pour la répéter aux frères conjurés, dont la fidélité reprendra vigueur à la veille du déchirement qui menace la patrie. Je dois pouvoir leur dire : « Du fond de sa conscience et de son intelligence, la nièce de Pierre le Grand vous dit — à la façon d’un prêtre du haut de l’autel — ces paroles ».

l’inconnue. — (Elle fait pieusement le signe de la croix orthodoxe.) Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, selon la loi des hommes, Elisabeth Tarakanova et Vladimirska, Dame d’Azoff, fille d’Elisabeth Petrovna, et, par la grâce de Dieu, Nous, Elisabeth deuxième du nom, Impératrice autocrate de toutes les Russies, croyons fermement en la vérité de notre foi aussi bien qu’en votre liberté ! Amen !

Elle se signe de nouveau et baise au front Radziwill, qui, à genoux, lui baise la main.

le poÈte. — (Il cherche à scruter ce visage énigmatique et, avec une émotion involontaire dans l’accent, il interroge) : Et avez-vous été fidèle au serment ?

l’inconnue, avec un regard lointain. — Jusque par delà la tombe, tu le vois !

le poÈte, avec une insistance croissante, mais dépouillée de tout accent théâtral. — Quel démon te pousse donc à lutter contre l’Empire entier de l’Enfer ?

l’inconnue. — (D’un mouvement brusque elle se tourne vers lui et, face à face, presque brutalement, elle lui jette au visage toute sa folle amertume) : Mais tu ne comprends donc pas ! Si j’avais été une aventurière, l’hirondelle écervelée qui émigre, crois-tu, homme de peu de foi, que je lutterais contre l’immense empire de Satan, pour m’asseoir par tricherie sur le trône incandescent d’Ivan le Terrible ? C’est que le torrent de feu de son sang infernal ne flamberait pas dans mes veines. Ne vois-tu pas dans mes yeux et sur ma chair le signe de l’Impérial Antéchrist ? Et sais-tu, prince Radziwill, pourquoi ce signe maudit ne peut vaincre le mystère sacré de l’âme russe ? Tandis que nos corps se chevauchent à travers les démons des nuits de Walpurgis, toujours dans notre cœur brûle, inépuisée, la lampe d’adoration, pour Christ, pour le Tsar, et pour notre Dieu. Il n’y a pas d’autre raison... (Elle se lève, terrible et superbe) : Et maintenant, crois-moi, ô doux Fils de Pologne !

le poÈte. — (Accroché à une colonne, il semble redouter l’explosion d’une nouvelle toquade. Il considère l’Inconnue avec les yeux d’un auteur, qui voit se dresser devant lui sa propre œuvre, puis d’une voix sourde) : Qui parle ainsi est prince des poètes ou roi des fous.

l’inconnue, avec un pâle sourire. — Et n’est-ce pas la même chose ? (Lointaine rumeur de gens et de musique. Joyeusement elle écoute.) Eh ! les voilà qui reviennent Ce sont eux...

le poÈte, durement et avec surprise. — Qui se permet ?

l’inconnue. — C’est la foule étourdie des moucherons d’été, nés avec l’aurore, et qui s’évanouiront quand l’ombre descendra. Jadis ils s’appelaient ma cour polonaise, et maintenant les bouffons des nouveaux jours sans joie.

le poÈte, avec sarcasme. — Ont-ils également pris congé aujourd’hui de Carl Radziwill ?

l’inconnue, avec une légèreté mêlée d’amertume. — Est-ce que tu m’aurais accompagnée après notre séparation de Raguse, à travers toutes les folles stations de l’éternel carnaval italien de Barletta à Rome, jusque là-haut à Vareggio (avec un frisson), où l’araignée noire l’épie et l’attend, Elle, l’aventurière et la comédienne ?

le poÈte, redevenu auteur. — À quoi sert cette éternelle danse devant le miroir ?

l’inconnue. — Toi-même, tu m’as conduite en face de lui !

le poÈte. — Et si maintenant je le mettais en morceaux ?

l’inconnue. — Trop tard ! Les ruines t’enseveliraient également...

À l’improviste une troupe bigarrée d’hommes et de femmes, précédée d’un jazz-band tapageur, fait irruption sur la terrasse, dans une ivresse de soleil et de joie, tout en dansant la farandole autour de la ruine. L’action prend le caractère d’une grotesque bouffonnerie : chacun veut montrer l’autre face de la vie, si bien que de cette farce jaillit la tragédie inconsciente des hommes et du destin.

le poÈte. — (Il cherche à amuser l’inconnue, en lui montrant la démence grossière de tout ce qui se déroule autour d’eux.) Avec qui te prépares-tu à réciter là-haut le second acte de la nouvelle Comédie de l’Art ?

l’inconnue, souriante et féline. — Après l’idylle de Carl Radziwill, un seul est digne de se mesurer avec moi là-haut à Viareggio et sur le pont du navire amiral à Livourne. (À l’oreille du Poète) : Le pire de tous, celui qui se cache en toi et qui s’appelle toi !

la folle. — (Elle est revenue sur la terrasse, tout en dansant et en vociférant) : Pour l’Amiral Comte Alexis Grigoriévitch Orloff ! Hourrah ! Hourrah ! Hourrah !

l’inconnue : — (Elle essaie de se débarrasser de l’étreinte du Poète.) Nous voici arrivés aux portes de Viareggio. Adieu, Radziwill, ombre du bonheur d’un instant... L’enfer m’appelle, m’attire ! Adieu !

le poÈte. — Non, Elisabeth ! je ne te quitterai pas encore...

l’inconnue, se débarrassant de lui. — J’ai voulu tout voir, pour tout comprendre ; maintenant, suis-moi par où tu puisses aussi tout me pardonner !

Elle disparaît.

le poÈte. — (Il la suit en criant désespérément) : Arrête ! Elisabeth ! Je te sauverai.

Elle s’enfuit.

la voix d’elisabeth, de loin. — Alexis ! Mon Alexis!

quatre athlÈtes russes. — (Gigantesques dans leur sculpturale nudité, ils portent sur les épaules jusqu’au milieu de la balustrade un homme en uniforme d’amiral russe du XVIIe siècle.)

l’amiral orloff. — Toi ! (D’une voix forte et impérieuse du haut de son triomphe) : Accompagnez ici près dans ma villa de Viareggio avec tous les honneurs dus à son rang, Son Altesse impériale la Princesse Elisabeth Tarakanova. La voici ! Elle arrive !

tous. — Hourrah !

Les athlètes déposent Orloff à terre et s’alignent, les mains croisées, — énormes cariatides vivantes — au long de la balustrade. La troupe, criant et dansant, se précipite à gauche vers l’Inconnue ; dont la voix se rapproche et qui appelle : « Alexis ! Alexis ! »

l’amiral orloff. — (Il choisit dans le groupe six jeunes gens, les fait défiler deux à deux et leur ordonne) : Retournez à Livourne sur le navire amiral, tandis que nous rentrons ici dans notre villa. Demain, en m’apercevant, criez à travers le gréement : « Pour l’Impératrice Catherine, Hourrah ! » Ce sera le signal que tout est prêt.

les six, d’une seule voix. — Pour l’Impératrice Catherine, Hourrah !

l’amiral, avec violence. — Taisez-vous, animaux que vous êtes ! Il est trop tôt !

la folle. — (Elle vient de gauche, avec importance, en criant) : La Princesse Elisabeth, hourrah !

l’amiral. — (Il se précipite à la rencontre de l’Inconnue, et avec des gestes de théâtre, il la salue en s’inclinant profondément.) Salut à vous, Elisabeth Tarakanova !

l’inconnue. — (Accompagnée des clameurs de fête sous une pluie de fleurs, dans une pose de cinématographique apothéose, elle apparaît. Un manteau nuptial ourdi d’or la couvre, et elle porte sur la tête une tiare toute gemmée. Elle tend la main à Orloff, pour lui rendre son salut, avec une courtoisie toute impériale.) Salut à vous, Alexis Grigoriévitch !

l’amiral. — (Il fléchit le genou et lui baise galamment la main ; puis il se retourne et, avec une emphase toute scénique, il annonce pompeusement) : Mesdames et Messieurs, ce sera pour moi suprême honneur que vous consentiez à nous accompagner jusqu’à la chapelle — au carrefour là tout près. — Le Révérend Père Macario va bénir notre union. Nous aurons ainsi des témoins de qualité à la réalisation de nos vœux les plus ardents et de vos propres désirs.

tous. — Vivent les époux ! Hourrah !

l’amiral. — (Il donne la main à l’Inconnue et tous deux s’inclinent profondément vers la société, qui leur rend la politesse, puis il donne le signal.) Mesdames et Messieurs, la Polonaise s’avance !

L’orchestre se fait entendre et le cortège, précédé des époux, traverse la terrasse au rythme de la grande-polonaise de Tchaïkovsky, et sort par la droite, durant que la musique se perd tout doucement. Et tout à coup jaillit du fond une clameur puissante : « Pour l’Impératrice Catherine, hourrah ! » — subitement coupée par un éclat de rire invisible et sonore. Profond silence. La Ruine ouvre ses grands yeux vides à la lumière sanglante du soleil couchant, tandis que la petite porte de la cachette sous la terrasse s’ouvre pour donner accès à la grotesque figure de la suprême misère humaine, au genius loci, à Catherine, la mendiante.

catherine la folle. — (Vêtue d’une crinoline aux multiples volants de tarlatane bigarrée, elle porte chapeau terreux, orné de fleurs et de plumes ; de la main droite elle élève haut une petite ombrelle verte et, sous le bras gauche, elle tient une poule noire vivante. Aveuglée par l’éblouissante lumière, elle s’arrête, informe épouvantail des hommes et des oiseaux, puis, en entendant le cri de « Pour l’Impératrice Catherine, hourrah ! » elle marche droit à la façon d’un automate vers le jardin, s’arrête de nouveau et, remuant ses mâchoires édentées, elle répond instinctivement d’une voix rauque et caverneuse) : Qui est-ce qui m’appelle ?

Silence. Alors la Folle, inconsciente du triste comique qu’elle dégage, s’avance vers nous et, quand elle va franchir la limite qui sépare le rêve de la réalité.

 

Le rideau tombe de façon foudroyante.

 

 

FIN DE LA DEUXIÈME VISION

 

TROISIÈME VISION

 

SUR LA TERRASSE EN RUINE

 

Le metteur en scène, le peintre, le photographe, l’électricien et autres employés de la Compagnie Cinématographique portent ou traînent le long des marches de l’escalier, en morceaux ou recouverts d’herbes de toute espèce, les accessoires de théâtre. Ils discutent, ils vocifèrent, puis l’un d’entre eux s’assied sur la balustrade et se met à converser avec ceux qui sont dans le jardin, tandis que les autres continuent leur va-et-vient, en riant, en échangeant des quolibets, en inspectant les ruines du dedans et du dehors, tout cela avec insouciance et laisser-aller, comme s’ils attendaient l’ordre de quelqu’un. Sur la terrasse, s’amoncelle tout ce qui constitue le nécessaire d’une troupe en voyage : décors, praticables, paravents, tonneaux, réflecteurs, etc. etc., que les ouvriers se passent de main en main, et portent au jardin ou reportent sur la terrasse, à travers l’enchevêtrement des conversations, des demandes et des réponses.

 

le metteur en scÈne. — Un peu de silence, sacrebleu !

tous. — Chut ! On écoute...

le peintre. — Il me semble t’avoir démontré que ton plan est inexécutable. C’est ma conviction.

le metteur en scÈne. — Bravo ! Tu me fais tordre... Il est impossible de rien faire du tien...

le peintre. — Allons donc ! Cette terrasse doit-elle figurer ou non le navire ? Lis les indications de l’auteur...

le metteur en scÈne. — L’auteur ! L’auteur ! Qu’est-ce que vient faire ici l’auteur ? Notre maison a voulu lui témoigner une attention toute particulière, en donnant l’ordre à la troupe qui est de passage ici de tourner le nouvel essai dramatique du célèbre écrivain ragusain, intitulé : Drame au Cinématographe, ou, comme il préfère l’appeler lui-même : Le Cinématographe en Drame. Lui-même a ébauché cette merveille ; il en a confié les détails au Régisseur, c’est-à-dire à moi-même, et je lui ai garanti de représenter sa fantastique : Comédie de l’Art, en développant fidèlement son esquisse et en respectant toutes ses indications. Voilà qui est clair, il me semble. L’auteur n’a qu’à s’en aller. Que ferait-il ici ?

le photographe (avec une feinte modestie). — Ah ! je voudrais pouvoir m’en aller aussi, moi ; mais sans moi, malheureusement, qu’est-ce que l’on ferait ?

le peintre. — Où met-on le peintre ? Il n’y a pas de film sans peintre. Quand l’auteur, ayant à sa disposition la mer et des navires, songe à construire un bateau sur la terrasse, on peut dire que pareille solution est un non-sens.

tous, riant. — Bien dit ! ha ! ha ! ha !

le metteur en scÈne. — L’idée est moins extravagante qu’elle n’en a l’air. La fantaisie du poète ignore limites et lois. Il veut transformer le balcon en navire et le balcon se transformera en navire.

tous. — Ha ! ha ! ha !

le metteur en scÈne. — Son erreur réside en ceci : vouloir créer le bateau au moyen de la suggestion, — la théorie désuète de la réalité idéale, — ou comme il l’explique en se montant la tête : « du théâtre sans théâtre », au lieu de se servir de la formule du théâtre assimilé au cirque, qui a triomphé pour mes représentations dans le monde entier.

tous. — Bravo ! Ha ! Colossal ! Boum !

le metteur en scÈne. — Pouvez-vous ignorer encore les infinies sensations dérivées de ce mot magique : Cirque ?

tous. — Hop ! là, là ! Hop, là, là !

le metteur en scÈne. — Vos clameurs manquent de force. Et je continue : Le Zodiaque, cirque étoilé de bêtes, ne tourne peut-être pas aussi vertigineusement que la danse du Scorpion, de l’Ourse, du Capricorne, du Lion, quand elle prend part à la course des planètes autour du soleil, et quand elle rivalise avec les nébuleuses, dans leur révolution autour du sombre cratère de l’infinie Lumière sans lumière ! Et le grand Auteur de l’Univers n’utilise-t-il pas les lois émanées de l’anonyme Direction du théâtre, pour donner l’impulsion à cet effrayant tourbillon ?

tous. — Il revient de l’autre monde. C’est clair... Oui, tout à fait clair...

le metteur en scÈne. — (Sans prêter attention aux interrupteurs, il continue avec emphase) : L’image de la vie elle-même ne nous est-elle pas fournie par le serpent qui se mord la queue, symbole de l’immortalité ?... (Silence.) Voilà comme je vous veux : bouche ouverte et muets devant le mystère du Cercle parfait, d’où dérivent toutes les actions et, par le miracle de la Dynamique de l’Ultra-Réalité, synthétiquement les Sensations-sphères et les Gestes-trapèzes.

tous éclatant de rire. — Il nous a changés en boules ! Au trapèze ! Au trapèze !

le peintre. — Inclinez-vous, bonnes gens ! Voilà la révélation du nouveau Thabor ; mais dites-lui : Si tu veux, ô grand Directeur de l’Univers, conduire le carrousel des mondes, tu auras besoin d’un Niagara d’or sonnant. Sublime, mais trop coûteux pour la misère des temps et plus encore pour la misère des drames d’aujourd’hui...

le metteur en scÈne. — Nul à coup sûr ne songeait au vil argent, quand surgissaient de terre les Pyramides et la Tour de Babel. Et les drames !! Oh ! là, là ! Plus ils sont misérables, plus il est nécessaire de soigner la mise en scène et toute liberté doit être laissée de ce côté. Ainsi je dis et je soutiens que nous, les meneurs de la révolution théâtrale, nous n’avons que faire de ce que l’on appelle les bonnes pièces ! C’est assez pour celles-ci d’un bon vestiaire. Mais donnez-moi un ouvrage sans queue ni tête, ou plutôt avec six têtes et six queues. Alors, la régie pourra être à son poste, parce qu’elle seule alors corrige, rogne, ajoute, crée, dresse des échelles, abat des murs, découpe des nuages, allume de merveilleux feux d’artifice, pour fondre ciel et terre dans le symbole unique de ce qui est en ce qui n’est pas ou vice-versa. Et tout cela à la gloire du dieu-Cosmos !

tous. — Bravo, Cosmos ! Vive Cosmos !

le photographe. — Des kilomètres et des kilomètres de pellicules merveilleuses.

le costumier. — Je réclame de l’augmentation pour le costume de Cosmos.

tous, riant. — Nous aussi ! Nous aussi !

le peintre. — Comprends-tu ? On ira dans ce sens ad infinitum, pour me donner raison ensuite et pour choisir enfin la plus économique et la plus idéale synthèse de la réalité et de l’idéalisme, la plus symbolique, l’inouïe merveille des temps passés et présents : le Tonneau !

tous. — Ah !

le peintre. — Eurêka ! Je me servirai pour la première fois de cette découverte transcendante dans la fantasmagorie de notre célèbre Écrivain, comme on dit. Oui, Messieurs, vous verrez surgir aujourd’hui la scène idéale que l’avenir appellera : diogénique.

tous. — Oh !

le peintre. — Je vous le garantis ! Réfléchissez à cela, si vous en êtes capables. Le superdrame de l’humanité ne s’est-il pas déroulé dans le tonneau de Diogène ?... Attention ! Diogène est couché dans son tonneau ! Le tonneau !

tous. — (Ils chantent) : Le tonneau ! Le tonneau ! Le tonneau ! (Rires.)

le peintre, sans se déconcerter. — J’insiste. Le tonneau est son monde. Il n’a qu’une seule arme pour se défendre : sa langue, un seul soleil pour l’éclairer et le réchauffer : sa lanterne. Voici donc, entre ces deux parois, le ciel et la terre : l’homme, le tonneau, la lampe, symbole de toutes les possibilités humaines et de toutes les connaissances psychiques. Donc : le tonneau se changera en bateau !

tous, riant. — Et le vin ? Qui boira le vin ? Nous voulons le tonneau et le vin avec, etc.

le peintre. — Du calme ! Du calme ! Canaille d’Athènes ! Le petit tonneau de Diogène est devenu vaste, spacieux, gigantesque. J’en ai partagé 1’intérieur à l’aide d’un plancher qui servira selon les besoins de pont, de parquet, de plate-forme, et je ferai tourner le tonneau à l’aide d’une manivelle. Et voilà comment avec les moyens les plus primitifs nous avons construit une scène, sur laquelle pourront se déployer les dramatiques événements de l’humanité entière, depuis Adam jusqu’au Jugement dernier. Et pour obtenir tout cela, il a suffi d’un humble geste, prolétarien, riche de symboles : un tonneau qui roule... (Rires.)

le metteur en scÈne. — Tu es un génie, frère Diogène. C’est aujourd’hui le début de notre solide collaboration. Elle bouleversera les derniers déchets de la rance vieillerie. Imaginons ensemble ! Dirigeons ensemble !

tous, riant. — Roulez !

le metteur en scÈne. — D’ailleurs le tonneau est rond. C’est un embryon de Cirque. Ah ! finalement l’auteur est liquidé. Il ne nous importunera plus. Il ne nous sert plus de rien. Car — soyons sincères ! — que signifie aujourd’hui d’écrire ?

tous. — Rien...

le peintre. — Cependant rouler est utile...

tous. — À tout... (Rires.)

le metteur en scÈne. — En résumé, l’auteur pose le dilemne : construire sur cette terrasse, selon les vieilles formules, une misérable scène réelle — ou prendre le bateau comme symbole, tourner la manivelle du tonneau magique et nous servir du plancher comme de pont, ou bien...

l’auteur « le poÈte-moi ». — (Il a tout entendu du fond de sa cachette, d’où il sort avec vivacité, tout en parlant avec une agitation croissante) : Ou bien : dire aux acteurs, ceci : Tu es une bête féroce humaine, née du croisement du renard et de la hyène, alias : l’Amiral Comte Alexis Grigoriévitch Orloff — et toi, femme, tu es Elisabeth Tarakanova, folâtre phalène d’été enivrée d’amour par la flamme nocturne. Vous autres, par conséquent, vous n’êtes que des accessoires autour du motif, du motif principal, contenu dans le titre interrogatif : Et pourquoi pas ? À cause de cela, vous êtes obéissants comme des esclaves ou libres comme des faucons. Vous devez le savoir. L’auteur vous a enfantés. Dorénavant vous devez vivre de votre vie individuelle et par là même vous représenterez cette abjecte tragédie d’amour, non d’après les incolores paroles de mes songes, mais selon la pulsation vivante de votre cœur et de vos nerfs, — là où l’herbe folle recouvre encore le trou de ses pas à Elle, — tout cela avec une vie tellement intense et sincère que les yeux des spectateurs doivent voir apparaître le navire où se déroulent les événements de Livourne en 1775. Et rien n’existera. Vous seuls avec votre âme, avec vos visages, avec vos gestes aurez créé l’ambiance, le décor, la lumière, les nuances, les ombres. Décors, systèmes et théories sont les piteux succédanés de cette chose unique, sans laquelle il n’y a ni drame ni dramaturge et qui s’appelle tout simplement : sincérité, puisque nos pires ennemis sont les comédiens et la littérature !

le metteur en scÈne. — Paradoxes ! Paradoxes !

l’auteur, riant. — Et pourquoi pas ? Puisque les paradoxes sont les mitrailleuses de la vérité...

tous. — Br.r.r.r.r. r.r.r.r.r.r.r. um !

l’auteur. — Braves garçons ! Bien tiré ! Oui ! Oui ! Donnez-moi quatre chaises disloquées, et vous applaudirez, vous pleurerez, vous rirez tour à tour sur cette scène primitive. L’homme exultera de ses propres joies et pleurera ses propres larmes. (Silence.) Je ne suis pas monté jusqu’à ces ruines pour étayer mon œuvre avec vos béquilles et avec vos apparaux. Mon épine dorsale est droite, indemne de tabès, grâce au ciel ; la chronique idiosyncrasie moderne de la beauté et de la bonté ne me travaille point ; car le secours médical d’un régisseur — fût-il aussi éminent que vous l’êtes, mon ami, — ne saurait réussir à sauver l’œuvre, si celle-ci ne vaut par elle-même. Toutes vos méthodes, tous vos systèmes, depuis le drame sous les réflecteurs, jusqu’au drame sur les trapèzes, sont des béquilles artificielles indispensables aux œuvres minées par la paralysie. Inutile ! N’est pas écrivain qui n’a pas l’intime conviction de la valeur de sa création. C’est pourquoi, aux premiers symptômes du mal, vous me verrez vous faire une belle révérence et me retirer dans l’ombre d’où je suis sorti, la plume à la main, (Grand silence.) Merci pour ce silence. C’est l’unique récompense que j’espérais et que j’attendais. (Aux ouvriers) : Remettez maintenant toutes choses au magasin, et prenez place là-bas dans le jardin. Vous me direz ensuite si la représentation est réussie, si elle a dépassé mes prévisions.

le metteur en scÈne. — (Il prend l’auteur sous le bras et se promène avec lui à travers la terrasse.) Je vous pardonne l’antipathie que vous nous avez si sincèrement exprimée contre nos substitutions. Il ne nous est pas possible de vous garder rancune. Au reste, je n’en suis guère entiché moi-même ; mais tant que l’on n’aura pas appliqué au théâtre les rayons invisibles, la télégraphie sans fil et les mille expériences métapsychiques, nous devons nous contenter, pour organiser une scène, des deux vieilles alternatives. Que vous le vouliez ou non, votre nouvelle fantasmagorie théâtrale est une preuve excentrique de l’organisation sans organisation. Je reste donc pour voir...

l’auteur. — Votre écroulement.

le metteur en scÈne. — Non, mais pour voir comment vous vous y êtes pris pour que je ne croule pas.

Ils rient et poursuivent la conversation. Cependant les ouvriers ont déblayé le terrain, puis sont descendus dans le jardin.

le metteur en scÈne, appuyé, aux côtés du poète, à la balustrade. — Au moins dites-moi si vous avez conçu votre pseudo-drame pour des marionnettes, ou pour des acteurs en chair et en os.

l’auteur. — Alors je vous demanderai si les gens qui doivent se mouvoir ici, parmi ces ruines, sont des hommes véritables ou des fantômes issus de ma folie ?

le metteur en scÈne. — Que dites-vous ? (Courte pause.)

l’auteur, avec anxiété, sur un ton de confidence. — Vous exercez ici depuis peu ?

le metteur en scÈne. — J’arrivais, comme le cortège masqué sortait par la porte principale...

l’auteur. — (Il le prend par le bras d’un air scrutateur) : Vous les avez vus, n’est-ce pas ?

le metteur en scÈne. — Comme je vous vois maintenant...

l’auteur. — Et Elle ? Elle ?

le metteur en scÈne. — Je ne comprends pas...

l’auteur. — La protagoniste. L’épouse. Ah ! dites...

le metteur en scÈne. — Et comment ne l’aurais-je pas vue ? Un acteur la conduisait par la main, — masque réussi du traditionnel pirate lyrique. Elle ne m’a pas semblé en harmonie avec l’ensemble, qui est joyeux, et multicolore. Étrange ! En vérité, sa beauté dans ce costume nuptial ancien de Russie avait quelque chose de rigide dans sa distinction. Les yeux étaient un peu trop fixes, presque trop vivants.

l’auteur. — Ah ! Taisez-vous !

le metteur en scÈne. — C’est là un défaut habituel aux yeux trop noirs. L’orbite a l’air vide...

l’auteur. — Et elle remuait ? Elle dansait ? Elle parlait ?

le metteur en scÈne. — Je ne l’ai pas suivie. Je préférais admirer l’effet général de la bruyante « polonaise ». Aussi bien, s’agit-il d’épreuves de cinématographe.

l’auteur, se dominant, avec quelque chose d’étrangement lointain dans le regard. — Enfin ! J’ai imaginé je ne sais quoi d’intermédiaire entre le réel et le rêve. Une sorte de douloureux demi-sommeil, comme lorsque nous nous réveillons et que le rêve ne veut pas nous abandonner encore. Lutte, lutte continuelle pour dévoiler le mystère qui est en nous — au fond — par delà la sensibilité. Ah ! voilà ! C’est le schéma du drame, que peut-être je n’écrirai jamais...

le metteur en scÈne. — Et ce schéma a pour titre : Prologue...

l’auteur. — ...d’un drame non écrit. C’est l’Autre qui me l’a suggéré, celui qui guide ma main, sans que je pense à rien. Oui, tel est maintenant mon état d’âme. J’ai voulu vivre ce drame, avant de le fixer sur le papier. Il est en moi, et il s’agite et il frémit aussi contre moi. Je vous prie seulement de descendre au jardin... J’exposerai aux spectateurs Dramatis argumentum.

le metteur en scÈne. — Vous craignez peut-être que la mémoire ne vous trahisse en présence de la foule ?

l’auteur. — Mais si le public est déjà là !

le metteur en scÈne. — Dans votre imagination peut-être, car autrement...

l’auteur, avec un sourire. — Vous ne voyez pas que la nature en retient son souffle, anxieuse qu’elle est de m’écouter !

le metteur en scÈne. — (Il s’enfuit en simulant la terreur, à travers un éclat de rire) : Ah ! ces poètes ! ces poètes !

l’auteur, riant. — Ah ! ces fous ! ces fous !

la voix du metteur en scÈne. — Voulez-vous que je donne le signal pour le rideau ?

l’auteur. — Le voilà ! Écoutez ! La sonnette du Directeur... (Sons lointains de cloche. Un instant d’attente.) On enterre quelqu’un au nouveau cimetière. La représentation là-bas est terminée. Ici nous en sommes aux premières mesures. (Ils rient ensemble, puis silence.)

l’auteur. — (Il jette un regard autour de lui, fixe de loin le soleil qui se couche, puis, les mains sur la balustrade, scrutant l’ombre du jardin, il se met à déclamer la scène que ses rêves créent sur le théâtre de son âme) :

Au nom de la divine et souveraine Liberté, créatrice de Poésie, je t’impose un nom, ô gouffre muet, un nom qui contient tous les cauchemars, tous les drames et toutes les terreurs : La Mer ! D’un mouvement lent, voici que tu enguirlandes d’écume légère la sombre carène du Navire amiral :

« Les Trois Hérésiarques »

S’y rassemblent les nuages épais et les tristes présages, qui mettent mes songes en fuite et qui me cachent le soleil. Et pendant que s’allument à l’horizon les suprêmes éclairs de l’été — pressentiments peut-être — tout est joie sur le bateau ; car il est justement le théâtre de cette cruelle moquerie de noces impériales, par lesquelles l’Amiral Orloff, exécuteur des hautes œuvres de Catherine, a brûlé les ailes de cette nocturne phalène : Elisabeth Tarakanova.

Voilà pourquoi je scrute et je contemple,

ô Mer bien monotone,

le va-et-vient du flot écumeux contre les flancs du navire, qui — pareil au cheval de Troie — enferme tant d’allégresse dans une si grande infortune, et je te demande :

« Que murmures-tu ? Que veux-tu raconter ? Que caches-tu dans ton sein ? La trahison des tempêtes futures ? Tu racontes peut-être que le triomphateur d’Osman, le vainqueur glorieux du Turc infernal n’était pas autre chose qu’un vulgaire pirate, de la race des Orloff, bandits sans pitié,... qui ramassait dans le sang de sa victime — l’incapable mari de Catherine — couronne et insigne de chevalerie offerts par l’impériale luxure reconnaissante...

Ah ! pleure plutôt

sur la pauvre poupée alléchée par une fallacieuse promesse d’amour et trompée par ton sourire menteur !

Toi-même, ô Navire, tu t’agites et tu frémis,

parce que tu ne consens plus à cacher,

sous la candeur des voiles immaculées,

le mensonge et le crime,

qui ont changé la superbe nef

en un sordide bateau de proie et en prison abominable,

pour la pauvre hirondelle épuisée par un long vol.

Soucieuse de son propre salut, elle s’est jetée

sur le pont, asile sacré ouvert à tous les naufragés...

Tais-toi, tais-toi, sombre courrier !

Le destin s’accomplit !

(Une pause. Le Poète se dresse de toute sa taille et poursuit d’un ton plus intime) :

Ah ! le soleil se couche et la première brise du soir descend les pentes du Mont Sergio : elle est parfumée des souvenirs de ma jeunesse évanouie. (Il se recueille, puis d’une voix profonde) :

Cette nuit, quand la lune sera haut dans le ciel, le brun navire fuira loin...

emportant dans son sein un cadavre vivant !

Tu me comprends, ô Navire ?

Tais-toi et attends.

Et le navire palpite ; il est secoué d’un voluptueux soupir.

Elisabeth est entre les bras d’Orloff, qui, d’une lèvre épaisse,

étouffante presque,

l’enivre de baisers.

(Courte pause. — Le soleil couchant illumine de clartés rosées la ruine d’où le Poète salue l’Occident) :

Ô Soleil, ô Œdipe,

de ton œil coule un fleuve de sang ;

et enveloppe le navire de mes sombres pressentiments.

Dans ton dernier rayon apparaîtra la suprême vision du Poète.

(À forte voix) :

Et vous, ô Morts, arrachez le bandeau

de sombres cyprès funéraires

et regardez ce que, vivants,

vous ne pouviez plus voir,

comment par une chaude journée d’été

de l’an de grâce 1775

l’impérial coupe-jarret Alexis Orloff

a souillé le nom sans tache

de la sainte Mère Russie !

(Pause. Le Poète rentre en lui-même, s’appuie à la balustrade et d’une voix naturelle, légèrement ironique, demande au public du jardin) : Vous là-bas, les vivants, dites-moi un peu ! Est-ce que les trucs de scène sont nécessaires pour que le public voie le navire et comprenne ce qui se passe dessus ?

tous, ensemble. — Non !

l’auteur. — (Il se dresse de toute sa taille et s’incline au « Non ! » de l’invisible public, puis, d’un ton plus intime encore, il s’adresse à ceux d’en bas) : Attendez-moi ! Je me rends parmi vous... (À pas rapides, il s’approche de la loggia et commande à quelqu’un au fond) : Quand je frapperai trois coups sur le tonneau de Diogène, le soleil à ce moment sera couché, et le Navire amiral rendra les honneurs d’usage à la Divinité nocturne.

Il disparaît rapidement par le perron de droite. Le jour expire et du jardin l’on entend trois coups. Brusquement se montre sur la terrasse un sous-officier de marine, qui, l’épée nue, commande à voix forte : « Abaissez l’étendard et le drapeau ! »

Au même moment, tout l’équipage, commandement, officiers, sous-officiers et matelots accourent s’aligner en deux files, les yeux fixés sur le sommet de la mâture. Dans le silence impressionnant, six sous-officiers se mettent ensemble à souffler dans leurs sifflets de commandement et le son en est si frémissant, si prolongé, si triste que tous les grillons semblent s’être rassemblés autour de la Madonna delle Grazie et s’être donné rendez-vous pour réciter en chœur le nocturne rosaire. Quand cette mélancolique vibration s’est évanouie en un imperceptible susurrement, la musique du bord entonne le chœur :

Comme il est glorieux notre Seigneur à Sion !

(Kol glavan Gospod vo Sione !)

jusqu’à ce que descendent d’en haut deux bannières, la blanche et bleue de saint André, et la blanche, rouge et bleue, la ghgouga, saluée tête nue par l’équipage. Le silence grandiose de cette scène et la rigide attitude d’honorifique obéissance se prolongent jusqu’à ce que les bannières soient remises à deux matelots, qui les portent à l’intérieur du navire. Alors, d’une voix lente et profonde, tout le monde entonne la prière des prières :

Otché nachi, Notre Père...

qui, avec la suavité de la langue russe, se répand dans le silence de la nuit comme une muette et universelle aspiration de l’âme de la nature. Quand le dernier amen s’évanouit en un soupir, le crépuscule s’est éteint déjà, et des essaims d’étoiles entrelacent des guirlandes de perles et de larmes autour du navire amiral Les Trois Hérésiarques. Au même instant :

l’amiral orloff, ombre dans l’ombre, s’avance majestueusement et, dès le premier moment, on se rend compte que de ce personnage de théâtre les contours seuls sont réels. — (Hormis la Tarakanova, tous jouent en un style qui se tient à égale distance du drame et du cinématographe. Juste au milieu du pont, il prononce à voix haute) : Salut, frères !

tous. — Salut, Excellence !

Cependant les matelots allument les lanternes dans la mâture et sur les flancs du bateau. Les officiers entourent l’Amiral.

l’amiral, à voix lente, mais claire. — Ce soir, comme jamais jusqu’à présent, j’ai besoin de votre confiance aveugle. Sa Majesté, notre très gracieuse Souveraine...

tous. — Hourrah !

l’amiral. — Bravo, mes braves, dévoués âme et corps, à l’Impératrice et à Dieu ! Donc je disais : Sa Majesté exige aujourd’hui de nous une victoire plus dure à remporter que celle de Tchesmé. (Murmure... Le groupe se resserre, fasciné par les paroles rapides et vigoureuses, mais le doute persiste de savoir si tout cela n’est pas une mystification.) Pour le monde et pour vous, je suis le héros sans tache. Eh bien ! si l’Impératrice me donnait l’ordre de fouler aux pieds pour elle les lauriers de mon passé par une action honteuse, que feriez-vous ?

tous. — Pour l’Impératrice et pour vous, à la vie et à la mort !

De l’intérieur du navire on entend le bruit d’un jazz-band.

l’amiral. — Psssst ! Flatteurs ! Ce qui est honteux est honteux, mais en agissant ainsi volontairement dans la pleine conscience du mal à faire, on agit également contre Dieu et contre l’humanité, et ce mal que nous accomplirions pourrait-il nous être pardonné ? (Silence.) Oui ! regardons-nous dans les yeux sans peur et sans étiquette, de frère à frère. (Simplement.) Les discours académiques sont inutiles si je vous apparais comme tel. Rappelez-vous que les Orloff ont été des tonneaux sans fond et que leur cœur est sans pitié ou rapace comme celui de l’aigle, leur homonyme. (On rit.) S’il y a quelqu’un ici qui ne soit pas disposé à me suivre dans la voie de la férocité et de l’infamie, je lui donne le conseil de débarquer. Toute désobéissance sera punie de mort. Sachez-le ! Et maintenant retournons là-bas ! Divertissons-nous ! Le vin et les belles femmes étoufferont les derniers sursauts de rébellion de notre conscience. Alors je donnerai l’ordre. (Avec fermeté.) Qui a compris est sauf. Ne l’oubliez pas !... Que personne ne descende à terre. J’aurai besoin de tout le monde...

Tous saluent et se préparent à sortir.

l’amiral. — (Il appelle) : Branicki !

un officier. — (Il s’immobilise et salue, impassible. L’orchestre retentit au loin sur la mer. Des ombres de matelots traversent le fond de la scène.)

l’amiral, très calme. — Approchez ! (Souriant) : Avez-vous assisté aujourd’hui... comment dirai-je ? — à nos noces ?

l’officier, impassible. — Oui, Excellence.

l’amiral. — Et vous ne vous êtes pas écrié à pleine voix au sortir de la chapelle : La Comédie est terminée !?

l’officier. — Si, Excellence...

l’amiral. — (Il rit, puis avec familiarité, il lui frappe sur l’épaule) : Et vous avez eu raison ! Tout mariage est une comédie. La différence réside seulement dans la qualité des acteurs. Nous nous trouvions aujourd’hui exposés tous deux à toutes les critiques, n’est-ce pas ? (L’officier garde le silence, l’amiral change de ton) : Nous ne sommes pas dans le service ; pourquoi ne me demandez-vous pas ce que signifient mes paroles ?

l’officier, les yeux dans les yeux. — Je ne le demande pas, parce que je le sais...

l’amiral, le défiant du regard. — Et que savez-vous ?

l’officier. — Que tout cela n’est qu’une moquerie cruelle.

l’amiral, avec emportement. — Vous aimez la Princesse ?

l’officier. — Comme toute victime conduite au supplice...

l’amiral, avec un sourire de mépris. — Vous êtes Polonais, vous...

l’officier. — Je suis homme, Excellence...

l’amiral. — (Il fait quelques pas, puis fait un tour et murmure) : C’est un péché ! (Il lui tend la main) : Je comprends et je vous pardonne. Descendez maintenant et demandez à cette jeunesse étourdie pourquoi elle ne danse pas. Plaisir et divertissement. Le festin continue. (Il rit. Le premier officier salue et sort.)

l’amiral. — (Il se tourne vers la droite et appelle) : Tchérénieff !

Entre un deuxième officier.

l’officier. — À vos ordres, Excellence...

l’amiral. — D’ici peu ce sera le moment de la sérénade. Faites préparer et illuminer les canots et dites au Commandant en second de vous conduire les invités, pour que vous vous rendiez ensemble à la musique. Quand tout le monde aura quitté le navire, priez la Princesse de vouloir bien monter là-haut. (Le deuxième officier veut s’en aller, mais l’Amiral le retient) : Rester ! (Bas) : Appelez-moi l’officier de garde.

Le deuxième officier sort, mais déjà le troisième est devant l’Amiral.

l’amiral. — Choisissez deux hommes sûrs et emparez-vous du lieutenant Branicki. Vous l’enfermerez dans la batterie. Personne ne doit entendre ni voir. Allez ! (L’officier salue, durant que passe sur le navire la sérénade livournaise ; l’Amiral appuyé au bastingage salue) : Bravo ! Bravissimo !

voix de la mer. — Vive le Seigneur Amiral ! Vive la Russie !

voix des invitÉs, venant des canots. — Vive la Princesse ! Vivent les nouveaux mariés ! Venez vite ! Nous vous attendons...

l’amiral. — Merci ! Faites un tour dans le port, et nous voilà bien vite, nous aussi !

l’inconnue. — (Elle sort de l’ombre en courant, dans sa magnifique robe blanche constellée de pierres précieuses. Elle embrasse l’Amiral avec passion, puis s’incline avec lui pour saluer les chanteurs invisibles et les invités lointains) : Merci ! Merci ! Vive la douce Toscane !

voix de la mer. — Vivent les Mariés ! Vivat !

l’amiral et l’inconnue, à l’unisson. — Adieu ! Adieu !

Aux bras l’un de l’autre ils s’attardent à écouter mourir doucement la sérénade. Pause.

l’inconnue, avec passion. — Pourquoi ne sommes-nous pas descendus avec les autres, comme vous l’aviez décidé, ce matin ? La première nuit de noces à Viareggio aurait été la plus belle entre les minutes divines que nous devons goûter dans notre nid, et là-bas nous seraient arrivées les joyeuses nouvelles que nous attendons et qui ne peuvent tarder.

l’amiral, avec les gestes et la voix du joueur astucieux et téméraire qui peut et veut gagner ou tout perdre sur une seule carte. — Je puis les attendre aussi bien ici. J’ai voulu rester avec toi sur cette île flottante, après tant d’affolement, après tant de terreurs, seul avec toi sur la Mer immense. La Victoire m’exalte ; car j’ai franchi tous les obstacles, atteint tous les buts, même le plus difficile, le plus disputé — Toi ! — Elisabeth — mon amour ! — arrachée aux occultes forces adverses, — ensorcelée par cette lointaine et perfide Raguse à demi-turque et par Barletta de Pouilles ou par Rome aujourd’hui châtrée, par cette ville toscane enfin, où la patiente attente et l’inextinguible passion ont obtenu leur récompense, où tu es devenue mienne, où tu t’es donnée à moi, toute à moi !

l’inconnue, avec ardeur. — À toi, oui à toi !

l’amiral. — Rappelle-toi nos fugues, nos cachettes pour nous dérober aux espions de Catherine. Oh ! journées d’extase vécues jusqu’à celle-ci, qui fut d’ardente volupté et qui te vit apparaître sur mon navire pour devenir ma Tsarine, ma Femme...

l’inconnue. — Parle ! Parle ! Ta voix me charme et je suis désormais ton esclave ; je suis à toi, pour toujours à toi !

l’amiral. — À moi pour toujours ! Oui ! ton âme frémit dans ma main, comme une fauvette effarouchée, et ton corps est tout refleuri entre mes bras — refleuri — grâce au fruit qu’il prépare, s’entend. (Elle cache la tête contre sa poitrine et tout doucement il murmure) : Ce sera un fils — un tzarévitch, l’aiglon, le petit Orloff, n’est-ce pas ?

l’inconnue, avec un frisson de bonheur. — Il aura tes yeux sans pitié et mon cœur de flamme. Il sera Pierre IV. (Frémissante, elle se détache des bras qui l’étreignent et se met à errer à travers le bateau, comme si le bonheur lui donnait des ailes, durant que le vent gémit dans la mâture.) Ah ! soufflez, vents ; gonflez les voiles de l’ouragan de mon bonheur ! Rompez les chaînes, emportez-moi dans l’adoration qui me rend invincible jusque sur la Néva de Pierre-le-Grand, mon aïeul ! Que sonne enfin l’heure tant appelée du règne de Dieu, de mon règne à moi !

l’amiral, dans une brusque flambée de désir. — Oiseau d’orage ! Ma mouette ! Et tu veux, tu veux tout de suite ?

l’inconnue. — (Elle se serre contre lui ; mais ses yeux restent fixés vers les lointains. Sa silhouette blanche est irradiée par la lune qui point d’entre les ruines.) Non ! Non ! pas encore ! Nous devons attendre le message des fidèles Cosaques à ton Épouse, l’Impératrice Elisabeth II. (Elle s’écarte quelque peu pensive.) Catherine a partout tendu ses filets. Nous ne sommes pas même en sécurité sur ton bateau. Voilà pourquoi je veux recevoir l’envoyé sur la libre terre de Toscane, et non pas ici où elle est encore souveraine...

l’amiral, confidentiellement. — Qui t’apportera le message des conjurés ?

l’inconnue. — Un ami du bateau...

l’amiral. — Branicki, n’est-ce pas ?...

l’inconnue. — Comment le sais-tu ?

l’amiral. — Ton secret n’est peut-être pas le mien...

l’inconnue, sur un ton de confidence. — Il me dira demain si l’insurrection est prête à éclater en Russie. Nous volerons alors sur les ailes de la victoire et de l’amour là-bas, là-haut jusqu’au Kremlin. Comprends-tu maintenant cette surhumaine, cette sauvage volupté ? Couronner de mes propres mains ton front de mon diadème impérial, et t’enlacer en même temps du spasme de ma diabolique passion ! (Face à face dans une frénésie de volupté) : Oui, oui ! car tu es cette horrible bête féroce toujours anxieusement désirée et pourtant que l’on aime encore quand on l’égorge...

l’amiral, l’étreignant furieusement. — Bacchante ! Mon Euménide ! Je veux m’enivrer de ton sang, pour sucer la vie de ces yeux monstrueux et divins. (Il veut l’entraîner vers l’écoutille du navire.) Car lorsque deux monstres pareils combattent pour leur proie, — moi pour toi ; et toi pour l’Empire, — il n’y a plus à attendre ! Celui qui écrasera l’autre, celui-là sera le maître. Tels nous sommes...

l’inconnue, qui déjà défaille dans ses bras. — Alexis ! Toi, mon amour ! Toi, mon horreur !

À la tour de la ville de Livourne, toute plongée dans l’obscurité sonnent dans le lointain onze heures du soir. Grand silence d’un moment.

l’amiral, tout bas. — Tais-toi ! Le moment est venu d’annoncer sur le navire que tout va bien.

À la poupe la cloche du bord sonne trois coups de deux tintements chacun. La voix du matelot lance un appel triste et prolongé : « Écoute ! » auquel répond en écho une autre voix de même accent : « Écoute » ! Puis grand silence. De l’intérieur du navire on entend une plainte.

l’inconnue. — (Elle s’est détachée des bras de l’Amiral et, frémissante, elle écoute, attentive aux voix de la nuit, comme si elle en eut compté un à un les tintements et les échos. Elle se passe les mains sur le visage, qui s’est assombri, comme pour en chasser les ombres. D’une voix sombre) : Onze heures ! Écoute ! Écoute ! Quoi ! Que tout va bien. (Jetant autour d’elle un regard apeuré) : Il en fut ainsi naguère. Non ! Non ! Ainsi oui ! oui ! Pourquoi ces tintements, cette plainte là-bas ; dis-moi ! pourquoi tout cela qui m’atterre ? Qu’est-ce qui se cache ici ? À qui cette nuit tend-elle le guet-apens ?

l’amiral, l’attirant à lui. — C’est la plainte d’un hibou. Allons ! Viens dans mes bras ! L’oiseau de mauvais augure sera celui du bonheur...

l’inconnue. — (Elle s’échappe de ses mains et elle se met à errer à travers le navire, scrutant l’ombre autour d’elle et sur la mer. Sa voix devient plus âpre et plus naturelle, parce que du drame joué elle descend vers la réalité) : Et le canot, où est-il ? où est-il ? Je veux m’en aller, je veux fuir l’inexorable menace de la terre russe. (Toujours plus agitée, dans son effort pour retrouver la mémoire perdue) Ah ! pourquoi ! pourquoi ? Quel est ce cruel qui veut me faire revivre le passé ? Quel est-il ? Qui ? (Fixant l’Amiral) : Et ton regard ? Pourquoi s’est-il abîmé dans la nuit ? Et ta voix, cette voix qui me déshabillait toute, le corps et l’âme ? Où est-elle ? Où est-elle ?

l’auteur. — (Il surgit de la balustrade comme du trou du souffleur, et, très excité, il s’efforce de faire reprendre à la représentation son véritable cours) : Non ! Ce n’est pas cela ! Vous avez oublié vos rôles. Et toi ? L’Amiral doit lui chuchoter avec douceur : Ici demain ton désir sera exaucé !

l’amiral. — (Il se remet à jouer d’un ton naturel et dépouillé de toute passion comme de toute pose théâtrale) : Descendons donc ! J’ai besoin de repos et je dois changer de costume.

l’inconnue, perdue dans son hypnose. — Non, non. Ce n’est pas cela. Ah ! voilà le vent de la nuit qui éclaircit les nuées. Le rideau se lève ! Ah ! Horreur ! Non, je ne veux pas. Faites de moi tout ce que vous voudrez. Donnez-moi une autre mort. Mais pas là-bas. Jugez-moi sur l’heure, condamnez-moi tout de suite, ici. (Au comble du désespoir) : Ayez pitié d’une pauvre femme ! Cessez de me torturer, si vous êtes des hommes !

l’auteur, s’adressant avec colère et en criant à l’acteur qui représente le personnage de l’Amiral. — En avant ! Pourquoi vous êtes-vous arrêté ? Ne vous occupez pas des autres ! Continuez de réciter votre rôle. C’est maintenant votre Dieu ! Donnez donc l’ordre de détacher les amarres et de lever l’ancre ! En avant !

Du jardin sont montés le Régisseur, avec les autres spectateurs, tous ébahis, effrayés et curieux de voir si tout cela est fiction cinématographique ou véritable drame.

l’amiral, à voix forte et pleine de colère. — (Il dégaine le sabre et reprend son rôle avec une emphase toute théâtrale) : Levez l’ancre et détachez les amarres ! (Accourent quatre sous-officiers ; brefs coups de sifflets stridents, puis une pause. Et alors l’Amiral d’une voix tonnante commande à l’invisible timonier) : Direction Gibraltar, ensuite vers le Nord !

l’inconnue, avec un cri déchirant, la mémoire lui étant revenue. — Ah ! oui. C’est cela ! C’est cela ! Prise au piège ! Dupée ! Foulée aux pieds ! Salie ! (Elle arrache de son doigt l’anneau nuptial et le jette au visage de l’Amiral. En même temps elle s’élance sur lui pour le frapper. Deux matelots accourent et l’entraînent de vive force.) Tiens ! Prends ton anneau ! Lâche ! Lâche ! Filou ! Vendu ! Moi, aujourd’hui, demain la Russie elle-même sera clouée sur la croix ! C’est de charogne que vous vous nourrissez ! Vous n’êtes pas de la race des aigles, mais de celle des vautours ! Ah ! Moquerie des moqueries !

Elle tombe évanouie. On entend la plainte persistante de la victime qui défaille d’épouvante.

l’amiral. — (Il se dresse de toute sa hauteur, le visage cruel, et garde une attitude d’inflexibilité, visible de ceux qui accourent avec le désir de comprendre si tout cela est comédie ou vie réelle. — D’un ton dur et d’une voix tonnante il commande) : Emportez cette femme dans la cale et enfermez-la dans la prison du navire. Ne vous étonnez de rien, c’est une aventurière ! Ce n’est qu’avec des ruses de fakir que j’ai pu ensorceler cette vipère. Dans la forteresse des Saints Pierre et Paul je la remettrai à notre très Gracieuse Souveraine, à l’Impératrice Catherine, qui jugera la traîtresse à l’Empire ou sa mortelle ennemie.

tous. — Hourrah !

l’auteur. — (Presque hors de lui-même, il se précipite sur la terrasse et court vers la femme en criant) : Elisabeth ! Elisabeth ! (Il se penche sur la femme évanouie et crie à ceux qui sont accourus) : Taisez-vous, bêtes féroces ! Vous ne voyez pas qu’elle est évanouie ? Elle est trop entrée dans son rôle. Laissez-moi seul avec elle. Je veillerai jusqu’à ce qu’elle reprenne ses sens. Sortez.

Il reste auprès de la femme qui est étendue sans connaissance. Grande rumeur et confusion. Les autres s’éloignent et font cercle autour de l’Amiral, qui maintenant s’est de nouveau transformé en :

toi. — (Il dévêt l’uniforme en riant et en essuyant la sueur, comme un acteur après la représentation) : Quelle suée ! (Montrant du doigt les deux personnages couchés) : Que dites-vous de ces deux-là ? Hystérie de femme, hystérie pire encore des écrivains ! Les deux se valent. Ouf ! je suis vanné, mort !

Tous deux discutent à voix haute, avec des coups d’œil malveillants pour l’Auteur, qui s’efforce de dissimuler la femme à leurs regards.

Le régisseur, le peintre, le photographe, etc., et tous les autres ouvriers sont montés sur la terrasse, en discutant avec animation sur l’événement et en regardant de biais d’un œil plus ou moins méchant l’Auteur, qui a soulevé la femme évanouie et l’a portée vers la gauche, du côté de la chapelle, pour la cacher à leur curiosité.

le rÉgisseur, avec son groupe à gauche criant et riant. — C’est le comble du bluff ! Organisation fantastique. Ultra-dynamique. Et plastique. Et expressionniste. Regardez-le : il est fou ! Non ! Ils sont fous tous les deux. Ha ! Ha ! Ha !

les ouvriers, dans un groupe à droite plus bruyant et plus tapageur. — La grande actrice ! Je tremblais... J’aurais voulu le tuer ! Tous pareils, les Orloff ! Il a eu son destin. (Ils s’en vont en criant) : Mort aux Orloff ! À bas les tyrans ! À mort ! À mort !

Vacarme. Tout le monde en criant se presse et traverse la terrasse, à la course, en se dirigeant vers la droite. Ils sortent, au paroxysme de l’agitation.

Le rideau tombe brusquement.

 

 

FIN DE LA TROISIÈME VISION

 

 

QUATRIÈME VISION

 

Grande pause de silence nocturne.

Du sein des buissons, des herbes, des arbres et des rochers, l’invisible orchestre des grillons et des frissonnements nocturnes rend plus profond le silence des ruines et des cimetières. Les graves accords de la terre endormie accompagnent la respiration secrète des mille vies de la nature vibrant ensemble à la palpitation de toutes les étoiles de l’Infini. Quand, avec les dernières notes de l’étrange symphonie, se soulève lentement le vélarium qui interceptait le regard, la nuit est profonde. Seuls quelques rayons de clarté lunaire fouillent de temps à autre les ténèbres. Sur la même terrasse, devant la façade occidentale d’une chapelle seigneuriale, qui se dresse muette entre deux gigantesques cyprès, traînent par terre les branches les plus basses de ces arbres, qui sont pareils aux pins classiques du Liban.

 

le poÈte « moi ». — (Accablé, il garde les yeux fixés sur la femme, qui est étendue par terre, appuyée à droite, demi-morte, sur une colonne renversée, près des cyprès. Penché il lui demande à l’oreille) : Entends-tu ?

l’inconnue. — Quoi ?

le poÈte. — La chanson de la nuit ?

l’inconnue. — Non ! J’ai entendu le cri des rats. Chasse-les ! Chasse-les !

le poÈte. — Jusqu’où maintenant sont arrivés les souvenirs ?

l’inconnue. — Jusqu’au seuil de la mort.

le poÈte. — Dans la cellule de la prison de Pétersbourg ?

l’inconnue. — Oui !

Le vent, les grêlons, les noirs cyprès gémissent douloureusement.

le poÈte. — (Il soulève la tête de la femme et la pose sur ses genoux) : Écoute ! Les grillons se lamentent sous les noirs cyprès !

l’inconnue. — L’insomnieux geôlier agite les clefs de la prison. (Elle ouvre les yeux et fixe le ciel.)

le poÈte. — Tu rêves encore ?

l’inconnue. — (Elle se soulève lentement, jette les yeux autour d’elle et murmure) : Ah ! comme elle est sereine, cette horrible nuit ! (Elle voudrait se mettre sur pieds, mais elle n’en a pas la force, et en même temps elle repousse l’aide du Poète) : Non ! Non ! Inutile ! Après l’extrême-onction la paix rentre dans l’âme du moribond. Sur mon agonie voltige encore la prière du père higoumène. (Insensiblement elle s’est mise à genoux et, les mains jointes, elle répète la prière du lointain souvenir) : Seigneur, Dieu, je te remercie pour toutes les souffrances, pour toutes les humiliations, pour les injustices, pour la couronne que je n’ai pu ceindre, pour le petit enfant qui me fut... (Horrifiée, elle se met debout d’un brusque élan, avec un cri de terreur) : Non ! Non ! Je ne puis ! Je voulais lui crier en pleine figure : Je ne pardonne pas, non ! Je ne te remercie pas, Dieu cruel, pour ce dernier déchirement. Mais la vie, en s’échappant, m’a coupé dans la gorge la malédiction.

le poÈte. — (Il prend la femme dans ses bras et lui parle avec douceur, en insistant avec fermeté pour lui faire répéter sa prière) : Je te remercie Dieu tout puissant, pour le petit enfant qui me fut arraché dès sa naissance dans la prison. J’ai tout souffert. J’ai tout sacrifié, afin que tout me soit pardonné !

l’inconnue. — (Appuyée au bras du Poète, elle pleure tout bas) : Mon petit enfant ! Mon petit enfant !

le poÈte. — Tu pleures ! Tes larmes vont grossir encore la marée qui submerge le monde.

La lune pâlit aux premiers rayons de l’aurore.

l’inconnue, se dressant en un spasme de vengeance. — Mais quelle est cette force mystérieuse qui juge et qui se cache, qui tue et qui ne se révèle point ? Je voudrais l’avoir ici, les yeux dans les yeux — comme la Mort, pour la reconnaître et lui demander : Pourquoi ? (Elle frissonne. Cependant la pensée renouvelle son martyre de naguère. Accrochée au Poète, elle l’implore obstinément) : Toi qui crées et qui juges, Poète, à l’égal de Dieu ; car celui-là est immortel qui se trouve haussé sur l’autel par tes soins. De même il n’y a pas d’enfer suffisant pour celui que tu condamnes à l’opprobre.

le poÈte. — Tais-toi ! Ne blasphème point ! Je ne suis pas même un pécheur capable de t’égaler.

l’inconnue, toujours plus pressante. — Toi qui m’as réveillée de la tombe et qui as vu tout le déchirement de ma vie, toi qui épies maintenant sans pitié les derniers spasmes de ma mort, exauce donc la suprême prière de celle que tu ne rencontreras jamais plus sur la terre. (Il voudrait se dégager et parler, mais l’Inconnue continue obstinément) : Non ! Non ! Tu ne m’échapperas point ! Je te tiens maintenant en mon pouvoir, et je te proclame ta sentence. Voici que ma folie va retomber aussi sur toi, si tu ne traînes pas ici face-à-face, comme devant le tribunal dé Dieu, celle-là, la pécheresse, la meurtrière, que je ne fus point, Catherine Petrovna, Impératrice, aussi grande dans le mal que dans le bien. Viens ! Je te cite au tribunal de la Conscience, la tienne et la mienne !

le poÈte. — Les morts ne se vengent pas lâchement sur les morts.

l’inconnue. — Il n’y a point de lâcheté, puisqu’elle est couronnée de gloire jusque dans la tombe, tandis que je me débats toujours dans la fange.

le poÈte. — Et si elle était maintenant plus misérable que toi.

l’inconnue. — (Défaillante, elle s’est appuyée contre le mur de la chapelle pendant que de la tête elle nie obstinément) : Non ! Non ! Non ! Il n’y a plus de pitié pour elle, quoi qu’il en soit ! Je la convoque et je l’attends ici, au jugement suprême de vie et de mort !

une voix de dessous terre, lointaine. — Oh ! Oh ! Oh ! Oh !

le poÈte. — (Il tressaille à l’éclair d’une idée folle, qui lui passe par la cervelle. Et il court jusqu’au perron qui donne accès à droite de la chapelle. Là il s’arrête et crie dans la direction de quelqu’un qui monte en bas) : Catherine !

la voix de catta, d’en bas, mais plus proche. — Qui m’appelle ?

le poÈte. — Viens ! (Il revient en courant vers l’Inconnue qu’il étreint de ses bras, comme pour lui faire un rempart, et il lui montre à droite, en lui murmurant avec impétuosité) : Tu voulais la voir ? Eh bien ! regarde !

catherine la folle. — (Elle s’avance, hâve, automatique et grotesque en murmurant dans son délire des paroles incompréhensibles. Elle serre contre sa poitrine une poupée de chiffons) : Où es-tu, gamine ? Réponds, Où es-tu ?

l’inconnue. — (En proie à l’épouvante, à l’horreur, à la haine, elle se détache du bras du Poète, et s’élance follement contre l’apparition) : Ah ! je te vois enfin ! cauchemar de ma vie et de ma mort ! (Mais brusquement elle s’arrête court devant le ridicule aspect de la folle, qui la fixe, immobile, insensible) : Ah ! mais toi, qui es-tu ? Qui es-tu ? Non ! Ce n’est pas possible ! (Et un éclat de rire hystérique, irrépressible, lui jaillit de la bouche. Elle en est secouée toute entière) : Ha ! Ha ! Ha ! La mort même est plus belle que toi ! Impératrice Catherine, moquerie de la nature et du monde ! Toi ! Toi ! Ha ! Ha ! Ha !

catherine la folle.(Elle continue de fixer l’Inconnue, puis avec un geste des épaules exprimant un sentiment de mépris mêlé de résignation, muette, elle se dirige vers la droite.)

le poÈte. — (Il a suivi chaque mouvement et chaque geste de la folle ; puis, empoignant cruellement l’Inconnue, il lui parle à l’oreille avec une impitoyable dureté) : Tu veux te venger maintenant sur cette infâme misère, sans nom, sans couronne, sans Empire, sans famille, sans patrie ?

l’inconnue. — (Les yeux effrayés et flamboyants, elle fixe alternativement la folle et le Poète, en un frisson de terreur) : Dans ton regard, je revois les mêmes sombres lueurs, qui naguère m’annonçaient la vengeance. Parle ! Dis-moi quelle est l’horrible sentence. Qu’est-il demeuré là-bas de son Empire et du mien ?

le poÈte. — Hormis le peuple — rien !

L’Inconnue jette un haut cri, en se couvrant le visage de ses mains.

catherine la folle. — (Elle se tourne vers l’Inconnue et dit d’une voix simple et lointaine) : Je ne t’en rends pas coupable, sais-tu bien. Elle était déjà bien mal, la pauvrette.

l’inconnue, instinctivement, avec un frisson d’horreur. — De qui parles-tu, malheureuse ?

catherine la folle. — De ma poule, sapristi ! Si elle meurt, je veux l’enterrer dans le jardin des nonnes. (Fixant la poupée qu’elle tient maintenant entre les mains, puis d’une voix naturelle, profonde) : Pourtant ça me fait de la peine ! Mais qu’est-ce que tu veux ? On se moque de moi, parce qu’elle est ma fille. Et pourquoi pas ? Qu’elles vivent toutes deux ! Je lui avais appris déjà à becqueter les miettes sur mes mains. Et maintenant ? Ah ! (Immobile, elle soupire, sombre et maigre.)

l’inconnue. — (Elle s’approche lentement, les yeux fixés sur la folle, puis automatiquement elle s’agenouille devant elle, et baise l’ourlet de sa robe, en disant tout bas) : Sœur !

catherine la folle. — (Après l’avoir fixée durant un instant, elle se tourne vers le Poète ; d’un certain air confidentiel, elle lui murmure, en désignant l’Inconnue) : Elle est folle, la pauvre femme ! (Elle lui offre la poupée) : Prends-la. Je ne serai plus seule. (Elle s’éloigne, mais à mi-chemin,, elle se tourne vers l’Inconnue, qui, s’est levée et qui ne la quitte pas du regard, puis, avec un ricanement de squelette, elle poursuit) : Les sœurs me l’ont donnée au lieu de la poule. Maintenant elle est à toi. Tu n’as plus besoin de moi. Je vois ! Je vois ! Tu as pleuré ! Je comprends ! Ah ! que veux-tu ? Je ne peux plus même cela.

Elle disparaît lentement, durant qu’une cloche, sonne au loin.

le poÈte, écoutant. — Le matin. Allons vite ! Le soleil va poindre.

Sonne une autre clochette ; c’est celle de l’invisible porte, qui donne accès sur la terrasse.

l’inconnue. — (Elle tressaille, puis elle étreint fébrilement la poitrine de la poupée, s’échappe vers la droite, comme si quelqu’un la lui voulait dérober) : Mon petit enfant ! Oh ! non ! non !

Elle disparaît.

la voix de la petite fille, du dehors. — Ouvre, c’est nous ! L’Ave Maria a sonné !

le poÈte, délivré du cauchemar, avec joie. — Ah ! la vie se réveille ! Me voici, petite ! Me voici !

Et il sort en courant. Il fait jour. Cris joyeux de la petite fille. La toile tombe brusquement.

 

 

FIN DE LA QUATRIÈME VISION

 

 

CINQUIÈME VISION

 

Six heures sonnent par derrière le velarium baissé ; ensuite le rideau se lève, et nous nous trouvons dans le même studio du Poète, où, la veille au soir, à la clarté rougeâtre du crépuscule, il eut la première révélation de ses fantaisies poétiques. L’aube point, mais si tristement que l’on ne réussit pas à se rendre compte au premier moment s’il est nuit encore ; car sur le bureau continue de brûler la lampe du soir.

 

le poÈte « moi ». — (Il continue d’écrire, en jetant sur le fauteuil et sur le sol, page à page, des feuillets couverts de sa grande écriture. En entendant sonner l’heure, il se secoue et, comme s’il avait peur, il répète) : Six heures ! (Puis se parlant à soi-même) : Le jour point et l’on dirait qu’il fait nuit encore !

toi. — (Il apparaît dans la pénombre, debout près de ta fenêtre et répondant aux pensées de l’écrivain avec l’écho de sa propre voix) : J’ai bien dit hier soir : Il pleuvra ! Et voici qu’il pleut...

moi. — (Il se lève, ramasse et met en ordre les pages jetées dans la hâte du travail. La fatigue et la nervosité l’accablent ; mais en lui vibre encore la flamme de la nuit. Il éteint la lampe) : J’ai traversé la scène dans la fantasmagorie du soleil couchant, luttant et souffrant.

toi. — Avec les nuées seulement ?

moi. — (Il frissonne, se couvre les yeux de ses mains, comme à l’apparition d’une vive clarté) : Ah ! quelle flamme ! (Courte pause, puis avec effroi) : Depuis minuit jusque maintenant, j’ai survolé des siècles...

toi. — C’est ce qui s’appelle rêver...

moi, sans faire attention à lui. — Et comment s’appelle alors le vertige de la hauteur ? Cette irrépressible course de la fantaisie dans la lumière crue de la réalité ? Car j’ai tout vu, j’ai vu et vécu (Fixant la page) : Et puis ? Une centaine de pages noircies par l’encre jaillie de ma cervelle, au lieu de vif et rouge sang humain.

toi. — On dit que la cause de cette chimique transmutation des couleurs, c’est le bacille de la littérature.

moi. — Cette nuit, cependant, dans le tourbillon créateur, il m’a semblé que chaque page clamait : « Où êtes-vous, Âmes, pour fêter votre libération et la mienne ?

toi. — (Le jour éclôt, plus clair et plus triste) : Et maintenant ? Tu sais bien qu’il n’y a pas d’âme, ni au singulier ni au pluriel.

moi, frappant du poing les feuillets déjà chargés d’écriture et posés sur le bureau. — Ce que j’ai pu dire, je l’ai dit ; ce que je savais, je l’ai raconté...

toi, avec perfidie, le contrefaisant. — Alors pourquoi tout a-t-il été vain ? comme disait in illis temporibus le fameux Comte Luscia, dans ton drame : Sur la terrasse ? Hi ! Hi ! Hi ! Requiem aeternam !

moi. — (Pensif, il s’approche de la fenêtre, qu’il ouvre et d’où il inspecte le monde) : Il pleut ! Triste réveil après une pareille nuit ! (Il marche nerveusement à travers l’appartement, fasciné par le souvenir.) Quel admirable vol ! (Il s’est éloigné avec impétuosité de la fenêtre, et de nouveau avec fébrilité, il traverse l’appartement. De nouveau il s’immobilise dans sa contemplation intérieure) : Ah ! quels étranges papillons soyeux voltigent, cette nuit, sur ces ruines !

toi. — N’en est-il pas qui sont de l’espoir — Homme ?

moi, avec angoisse. — Que sont donc toutes ces extases, toutes ces réincarnations, cette vie exaltée, dionysiaque de l’intelligence, et qu’était donc cette chute en avant, vertigineuse, icarienne, vers une demande unique et fatale ? À quoi tout cela peut-il servir ?

toi. — L’ancienne science appelait cela hystérie ; mais les modernes l’ont baptisé d’un nom plus long, et plus vide de sens : neurasthénie métapsychique de Freud.

moi, agrippant avec colère une page couverte d’écriture sur le bureau. — Dites, vous, feuilles arrachées par la tempête ! Est-ce que tout cela n’est que fièvre créatrice du cerveau en feu ou réalité pure, réalité, — réalité plus vraie que la vérité même ?

Avec rage, il jette les pages couvertes d’écritures sur la table, qu’il frappe du poing.

toi. — Qu’est donc la vérité ? Bien d’autres ont posé la question, sans obtenir la réponse...

moi, près de la fenêtre. — Il a cessé de pleuvoir. (Il retourne lentement vers le bureau.) Que j’écrive encore une page, — ce post-scriptum, qui dévoile toujours à la fin le sens intime de la lettre, — et que je me décide à me reposer, à dormir ? (Une pause.) Les dernières phalènes, ivres de la flambée de cette nuit, respirent doucement autour de moi. — Ah ! que disparaisse loin de moi ce cauchemar et que je n’écrive plus, que je ne souffre plus !

toi, avec un ricanement. — Et dans quel but enfin ?

moi, attentif. — Je sens que le Doute, le pire démon de tous, épie encore dans l’ombre pour m’arracher la victoire des mains ! Mais que prétend-il enfin de moi ?

toi. — (Sans être vu il s’est niché dans le fauteuil devant le bureau, comme s’il voulait écrire, et d’une voix de sarcasme strident) : Que tu sois toi, — bête fauve contre bête fauve, et non un semeur de songes creux.

moi. — (Il saisit le fantôme par la nuque, le cloue sur la table et d’une voix dure lui ordonne) : Eh ! bien ! c’est toi ma dernière vision.

Au même moment, quelqu’un frappe à la porte au fond. Le Poète, contrarié, voudrait réagir et jette un regard circulaire, mais quelque chose de plus fort le pousse à ouvrir. Et sur le seuil se présente la Fille de la Jardinière, un grand parapluie à la main, tandis que de l’autre, elle serre contre sa poitrine quelque chose qu’elle cache sous le vieux châle roux qui l’enveloppe toute entière. Derrière elle, dans l’obscurité de l’antichambre, on distingue à peine l’ombre d’une femme. À la vue de la petite fille, Toi s’est blotti contre le bureau, dans l’attitude de celui qui veut écrire, mais en ricanant tout bas.

moi. — Ma petite fille ! Toi ! ici !

la petite fille, simple dans les paroles et dans les manières. — C’est papa et maman qui m’envoient... a, a, a...

moi. — (Il l’introduit dans l’appartement, sans prendre garde à la personne qui accompagne l’enfant.) : Tu es venue de si loin ! Dépose ton parapluie. Ha ! Ha ! Il est plus grand que toi ! Enlève le châle, que je te voie un peu...

la petite fille. — (Elle rit, mais garde le châle.) Papa m’a dit de revenir tout de suite. Je dois l’aider à remettre le jardin en ordre. Eh ! mais, vous l’avez bien abîmé cette nuit...

moi, comme à part soi, tout en la cajolant. — Oh ! innocence ! (À haute voix) : Mais pourquoi t’a-t-on envoyée ici toute seule ainsi et avec la pluie ?

la petite fille, riant. — Eh ! qu’est-ce que vous auriez dit, si je n’étais pas venue vous remercier ?

moi. — De quoi ?

la petite fille. — (Elle ouvre le châle et montre la poupée de Catherine la folle. Souriant) : De cette belle poupée !

moi, comme un ressort, ébahi et sombre. — Qui te l’a donnée ?

la petite fille. — C’est la nonnette des Trois-Églises qui me l’a apportée. Voilà tout ! (Elle exhale un profond soupir.)

moi, à part soi, les yeux fixés sur la poupée. — Et libera nos a malo... Non ! Cela ne peut être... Et puis ici ?

la petite fille. — (Émue, elle jette autour d’elle un regard circulaire ; mais, apercevant dans la pénombre de l’antichambre la silhouette de la femme, elle court vers elle, en criant) : Ah ! mais oui ! La voici ! Elle te racontera tout ! C’est elle qui m’a conduite ici...

moi, étonné. — Qui ?

la petite fille. — Oui, oui, c’est elle qui m’a donné la poupée ! (Elle court jusqu’à l’antichambre et amène par la main une religieuse, en poussant une exclamation de triomphe) : Comme je te l’ai dit ! La voilà !

moi. — (Il frissonne et, muet, soupçonneux, il considère avec attention ce qui est en train de se produire dans son studio.)

toi. — (Avec un ricanement perfide, il continue d’écrire et murmure) : C’est la paire ! À la troisième de ces passes romantiques tu seras knock out, mon archange...

moi. — (Il presse avec plus de force l’invisible écrivain et se parlant à soi-même) : Silence ! Tes railleries sont hors de propos, quand c’est la raison humaine qui est en jeu...

la petite fille, bas à l’oreille du Poète. — Chut ! la pauvrette est aveugle, mais elle est si bonne !

moi. — (Terrifié, il recule. À part soi) : Aveugle ! Mon destin ! (À haute voix) : Pauvre sœur ! comment pareil accident a-t-il pu t’arriver ?

la religieuse. — Le Seigneur m’a éteint les yeux, pour que je puisse le regarder plus clairement.

moi. — Et vous vous appelez ?

la religieuse. — Maria Paola.

moi, avec un frisson. — Maria Paola ! Que dis-tu ? Le nom du premier fantôme qui soit apparu dans mon œuvre !

toi, tout bas, ricanant, — Hi ! Hi ! Hi ! Et de deux !

la religieuse. — Quand j’ai pris le voile aux Trois-Églises, j’ai choisi ce nom, en mémoire d’une sœur défunte, morte saintement dans le même couvent. (Elle soupire profondément.) Elle avait préféré la mort au sein du Seigneur plutôt que de vivre sans la couronne de la vie...

la petite fille, joyeuse, au Poète. — Voyez comme elle est bonne et charmante, ma petite nonne... (Elle lui baise affectueusement la main.)

la religieuse, avec un pâle sourire. — La fillette me conduit parce que je suis aveugle, et moi je la conduis parce qu’elle est petite. (La caressant.) Elle a voulu à tout prix venir vous remercier du présent...

moi, fixant toujours l’aveugle. — Qui lui a donné cette poupée ?

la religieuse. — Moi.

moi, impétueusement. — Vous ! Mais alors ?

la religieuse, calme, lointaine. — Une pauvre femme inconnue que j’ai rencontrée sous le porche m’a dit : Ma sœur, donnez cela à la petite du jardinier. C’est le Monsieur du cinéma qui le lui envoie. (Courte pause, à la petite fille) : Remercie. Et allons ! La maison est loin...

moi, profondément ému. — Non ! Pas encore ! Un instant ! Restez et dites-moi...

la religieuse, à la Fillette. — Tu diras merci au Monsieur...

la petite fille. — Merci ! Et venez vite nous voir...

moi, presque à genoux devant la Fillette, pour lui restituer la poupée. — C’est toi, mon trésor, que je dois remercier, pour le présent que tu me fais... Aie soin de la poupée, comme si elle était vivante. (La Fillette rit et cache la poupée sous le châle. Le poète se relève, s’approche de la sœur et baise la croix qui pend à son côté.) Ma Sœur, je baise la croix de vos peines...

la religieuse. — Je prie Dieu, jour et nuit, pour tous ceux qui ne le prient pas. (Elle lui tend la main. Toi continue à écrire, avec nervosité tout en grommelant. La Religieuse dit) : Vous connaissez ce collier ?

moi. — (Il considère avec attention le rosaire, puis en un cri) : Ah ! Maman ! C’est le sien ! (Au même moment, Toi apparaît. Par la fenêtre se montre un peu de ciel bleu. Le Poète, avec des larmes dans la voix) : Le fil de soie râpé par les années s’était cassé et le collier s’est dispersé : Une seule perle manquait. Maintenant elle est retrouvée, et la parure est complète. Oh ! Oh ! (Le visage dans les mains, il pleure de joie.)

la religieuse, immobile et maintenant calme. — La paix que j’ai retrouvée, maintenant je vous la donne...

moi, transfiguré, reprenant courage. — Ma sœur, encore un mot, un seul ! Un message de l’au delà...

la religieuse. — Pardonnez toujours tout — à tous — comme fait Dieu lui-même.

Disparaissent la Fillette et la Religieuse.

moi. — (Il a écouté sans mot dire, figé ; puis, demeuré seul, il jette autour de lui un regard circulaire, comme s’il était entré pour la première fois dans l’appartement. Ranimé par la vision, mais accablé de fatigue, il se traîne jusqu’au fauteuil devant le bureau, et s’y laisse tomber, la tête appuyée sur les bras croisés. Silence. Pause. Il secoue ensuite son malaise momentané, considère le collier qu’il tient toujours entre les doigts. Il est calme et parle, comme s’il était à peine éveillé.) Je suis fou, en vérité ! Je continue à rêver, les yeux ouverts. Ce maudit art d’écrire nous fait vivre dans le doute continuel qu’un démon se cache dans notre sein et écrit avec notre sang. (Il examine le rosaire) : Je te croyais perdu, ô mon collier, et maintenant te voilà entre mes mains ! Certes ! c’est là la dernière attaque de ma folie. (Il se lève lentement.) Que dirait mon médecin, si je lui racontais l’histoire de cette nuit ; et que Maria Paola même — le rêve évanoui de ma jeunesse — est venue ici pour me rendre le collier perdu avec les mêmes yeux éteints de l’aveugle ruine ? Il me ferait une saignée pour le moins !... (On entend dans la pièce un léger rire, pareil au chant du grillon. Le Poète écoute, puis répond en riant) : Ha ! Ha ! Je te connais, bestiole criarde ! Me chansonnes-tu, parce que je préfère encore l’idéal à la gloire ? Ou m’annonces-tu le contraire — la déroute ? Attends ! Avant de prononcer trois, j’aurai touché la terre des épaules et la lutte de Jacob avec l’Ange aura pris fin. (Il prend le rosaire, le caresse du regard, des lèvres et de la voix) : Ô mon âme, je sais maintenant ce que tu veux ! Le collier de perles de la vie est clos et, dans la bénédiction du passé, enseveli ! (Il baise le collier et le dépose dans le tiroir, qu’il ferme à clef ; puis, d’un geste résolu, ramasse les pages couvertes d’écriture et les contemple fixement en parlant comme à lui-même d’un ton net et grave) : En vain vous me trompez. La parole écrite ne pourra plus crier d’une véritable douleur humaine, comme cette nuit elle tonnait avec la voix d’un songe vécu. Et puis-je, dans le doute, développer et terminer l’ébauche de la tragi-comédie de l’Empire de Catherine ? Et cela maintenant, après que la malédiction de ces martyrs a été exaucée ?

l’écho, de loin. — Tu le peux...

moi. — Mais alors Elisabeth Tarakanova — pauvre poupée de Catherine, la folle — serait devant le monde sans mystère ?

l’écho. — Sans mystère...

moi, avec fermeté. — Alors — non ! (Et il s’apprête à déchirer les feuillets couverts d’écriture.)

toi. — (Il est issu de la pénombre, comme s’il sortait du manuscrit et il se dresse en face du Poète, agrippant lui aussi des feuillets noircis, puis, entre le badinage et la colère) : Bas les mains ! Cette œuvre a été conçue par l’Homme-Démon, par conséquent elle est à moi !

moi, face à face, avec plus de force et de netteté, car il ne sait qui l’emportera dans la lutte avec les mains. — Mais tu ne vois pas que le monde a été noyé dans la haine et dans le mépris et que maintenant il a besoin d’idéal, non de poisons ?

Tous deux maintenant luttent pour s’arracher l’un à l’autre les feuillets noircis, avec une impétuosité qui va s’accélérant.

toi. — Tu frémis pour ta gloire ?

moi, avec élan. — Ah ! non ! Ma gloire est dans le Seigneur... (d’une forte secousse il lui enlève les pages des mains. Au même instant, le soleil a percé les nuages et entre triomphalement dans la pièce, en illuminant vivement le visage du Poète, qui à voix forte s’écrie) : Knock out !

toi. — (Il éclate en un hurlement et s’évanouit avec les dernières ombres de la nuit, qui se précipite dans l’abîme. On entend au loin des appels de sirène et des sifflets de fabriques invitant les hommes au travail.)

moi. — (Il est demeuré droit, ébloui, dégagé du cauchemar, les mains tendues vers le soleil et vers la grande voix du Travail. Et quand cela prend fin, il s’avance et, les yeux fixés devant lui, il prononce avec toute la vigueur de son calme retrouvé) : Pardonnez toujours tout à tous, comme fait Dieu lui-même ! (Puis, en un rythme de joie surhumaine, il crie à travers l’appartement, en tenant à là main les feuilles de son manuscrit, et en criant comme en extase) : Il est crevé le monstre du Doute. Ah ! libre ! libre ! libre ! Ha ! Ha ! Ha ! Et toi, cauchemar, chien hargneux, tu sens encore cela ! (Et avec frénésie il se met, avec des gestes de plus en plus prompts, à déchirer un à un les feuillets du manuscrit en criant) : Et cela ! Et cela ! Et cela ! Et cela !

Etc. Etc.

 

Le rideau tombe en coup de foudre.

 

 

 

 

FIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 17 novembre 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Cette œuvre évoque, à travers l’imagination du Poète, des figures historiques. En 1772, une mystérieuse jeune femme, qui se fit connaître sous le nom d’Elisabeth Tarakanova,  prétendit être la fille de la précédente impératrice de Russie, Elisabeth Ière.  Elle rencontra beaucoup de sympathies dans les plus hautes sphères de la noblesse européenne, dont l’amour du prince Charles Radziwiłł. Catherine II, devant déjà faire face à la révolte de Pougatchev, dépêcha en Italie l’amiral Alexeï Orlov, qui fit courir le bruit qu’il était disgracié. Il séduisit Elisabeth Tarakanova et la persuada de l’épouser. Une fois montée sur le navire de celui-ci, il la fit mettre aux arrêts et la livra à Saint-Pétersbourg, où elle mourut peu de temps après. (Note BRS)

[2] Grosse courge.

[3] Gros bêtas.